Entrevue de Mon cinéma québécois en France

Un cinéma populaire et sensible, entrevue avec Benoit Pilon

Depuis trente ans qu’il fait des films, Benoît Pilon a su se faire apprécier de ses compatriotes par son sens de l’humain et la qualité de ses réalisations. Car l’attachement au réel est une des caractéristiques du cinéma québécois toujours trop peu présent sur les écrans français, comme les films de Benoît Pilon encore inédits chez nous. Après Le club Vinland, on se dit que leur sortie ne saurait tarder. Rencontre avec un auteur épanoui en compétition au dernier festival Vues du Québec de Florac.

entretien avec Pierre Audebert

Quel était votre rapport au cinéma dans votre région d’origine de l’Outaouais ?

Mes aïeuls sont originaires de l’Outaouais, moi non. Mes parents y ont acheté un chalet quand j’étais enfant donc on y allait tous les week-ends et pour les vacances d’été. C’est une région que je connais au moins parce que notre moindre temps libre était passé au chalet, mais sinon je suis né et j’habitais à Montréal.

Ce qui était sans doute plus facile pour développer un rapport précoce au cinéma…

En fait, mon rapport au cinéma n’a pas été si précoce que ça. Enfant et jeune adolescent, c’était plutôt la télévision, les séries américaines de l’époque comme Au cœur du temps, les trucs sous les mers dont je ne me souviens pas du titre mais ils étaient trois dans un sous-marin… Les Star trek… C’est vraiment toutes ces séries jeunesse qui ont formé mon imaginaire car je ne suis pas né dans une famille très branchée culture. On n’a pas développé ça chez moi enfant donc il est assez difficile de retracer mes premiers souvenirs de cinéma. Comme tout le monde, j’allais voir les films populaires, mais le premier qui m’a vraiment donné envie de faire du cinéma, c’est L’état des choses de Wenders sur cette équipe de tournage perdue au Portugal. Ça a été un choc esthétique et à tous points de vue mais j’avais environ vingt ans à ce moment là. Pour la première fois je me disais « OK c’est donc ça faire un film ! ». Et puis la réflexion sur le film lui-même, le fait que ça devienne presque un thriller lorsqu’ils se rend aux États-Unis pour relancer les producteurs. J’étais vraiment impressionné par ce film. C’est ça qui m’a donné cette espèce d’ouverture et qui m’a montré que c’était possible de faire des films.

Benoît Pilon au festival Vues du Québec de Florac, avril 2022-Photo Émilie Dehant

On a coutume de dire que les années 90 sont un peu la génération perdue du cinéma québécois, mais qu’est-ce qui vous rapprochait de vos collègues de promo lorsque vous avez fondé les Films de l’autre en 1988 avec d’autres réalisateurs comme Manon Briand... ?

et Jeanne Crépeau, qui habite depuis des années en Normandie. Concernant l’aventure des Films de l’autre, si on remonte un peu en arrière, j’étudiais le cinéma à l’université Concordia. Puisqu’on étudiait ensemble, on a d’abord fondé avec Manon Briand un collectif de diffusion de courts-métrages qui s’appelait Caméra mouvement. On va dans les différentes universités qui avaient des programmes de cinéma et puis il y a des indépendants qui nous proposent des films et on a organisé au cinéma de l’ONF des sessions de visionnage de courts-métrages de quatre semaines. Puis on rencontre Jeanne Crépeau et d’autres qui se lient d’amitié avec Caméra mouvement. Manon, deux autres personnes et moi, on décide de demander une accréditation au festival de Cannes et on communique avec les associations françaises du court-métrage pour aller voir comment elles le diffusent. On fait ça avec une subvention pour les jeunes de Québec Paris et on va donc rencontrer des gens, puis on s’en va à Cannes. On est jeunes et on s’amuse. Et puis au retour, après avoir terminé l’Université, on avait gardé contact avec Jeanne qui nous demande alors de collaborer à un film qui s’appelait Le film de Justine. Elle m’engage comme directeur de production, Manon Briand fait les décors, pendant que Jeanne écrivait et réalisait. Elle voulait aussi créer une structure autour de ce film pour le réaliser. On crée donc une structure OSBL, c’est à dire sans but lucratif. À ce moment là, plusieurs personnes parmi les amis de Jeanne ou les proches de Caméra mouvement s’agrègent au groupe qui devient Les Films de l’autre en 1988. Plusieurs années plus tard, il existe toujours, avec une cinquantaine de membres et pas mal de très beaux films. Je n’y suis plus actif depuis plusieurs années mais je suis content de savoir que ça a continué et que s’y font beaucoup de films, des documentaires, des films indépendants. C’est très intéressant. Voilà comment autour du film de Jeanne est né ce collectif.

Est-ce qu’à votre niveau l’investissement était important, ce qui fait notamment qu’il vous a fallu quelques années avant de réaliser votre second court-métrage, alors que La rivière rit avait en 1987 reçu le prix du meilleur film étudiant? C’était des années d’apprentissage sur les films des autres ?

Oui, exactement puisque mon prochain film a été Regards volés en 1993. Avant ça, j’ai été impliqué aux Films de l’autre notamment comme président du conseil d’administration. J’ai donc beaucoup participé à son développement. J’y ai produit Regards volés mais entre-temps, j’avais travaillé sur le film de Jeanne Crépeau et on avait engagé un assistant réalisateur Bruno Bazin - 2ème assistant réalisateur de métier mais qui était ici premier - et je me suis très bien entendu avec lui. Il faut dire qu’en sortant de l’Université, moi je ne me sentais pas assez armé pour commencer à tourner des films. J’avais envie de continuer à apprendre le métier. Travailler sur des plateaux pour des longs-métrages ou même des séries télé, c’était une bonne façon d’apprivoiser une machine qui me paraissait assez impressionnante. Après le film de Justine, Bruno partait faire un film adapté de Dany Laferrière, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? C’était le roman qui l’avait lancé au Québec. Ils en ont fait l’adaptation et je me suis retrouvé stagiaire à la réalisation. Bruno étant second assistant, c’était comme être troisième. Je m’occupais de la figuration. Ça a a donc été le début d’une carrière d’assistant réalisateur qui a tout de même duré une dizaine d’années en parallèle de quelques courts-métrages et de mon implication aux Films de l’autre. J’ai aussi parfois été premier assistant sur quelques projets des Films de l’autre mais j’y ai surtout développé le projet de Regards volés. Et plus tard mon premier documentaire Rosaire et la petite nation.

L'oncle Rosaire dans Rosaire ou la petite nation (1997)

Quelles rencontres importants avez-vous fait en devenant assistant ?

En tant qu’assistant, j’ai travaillé avec André Mélançon. C’était une très belle expérience de le voir travailler avec les acteurs, entre autres avec les jeunes. J’aimais beaucoup son approche. J’ai travaillé avec Jean Beaudin, décédé depuis, sur la série L’or et le papier. Je m’y occupais de la figuration et lui avait une telle façon de parler avec les gens… C’était quelqu'un de très mal luné, mais toujours avec un côté pince sans rire. Il envoyait les gens promener, les envoyait chier mais on savait que dans le fond il nous aimait bien (rire). C’était un drôle de bonhomme mais avec une efficacité et une grande créativité. C’était très intéressant de le voir tourner. J’ai aussi travaillé avec Charles Binamé sur une autre grosse série télé… Donc de voir en tant que second assistant tous ces réalisateurs au travail était quelque chose qui me plaisait bien. En même temps, je commençais à ressentir le besoin de mettre la main à la pâte même si ça a été très intéressant de côtoyer tout ça. Alors j’apprivoisais tranquillement tout cet écosystème des plateaux de tournage : qui fait quoi ? Qu’est-ce qu’on peut obtenir de chacun ? Comment parler aux gens et les ranger de notre côté, créer un esprit d’équipe pour qu’on avance… J’ai acquis tout cela grâce à l’observation des réalisateurs à l’œuvre.

À vos débuts, vous vous tournez plutôt vers le documentaire. Rosaire et la petite nation (1997) a été immédiatement salué comme un documentaire important.

C’est mon premier film. Le documentaire est venu à moi alors qu’en tant que premier assistant réalisateur ou avec mes premiers courts, j’étais assez fiction. Sur Regards volés, j’ai travaillé avec un directeur photo qui s’appelait Michel La Veaux. Le film durait 34 mn. On parlait tout à l’heure de la région de l’Outaouais dont la petite nation est une sous-région et celle d’où viennent mes ancêtres. Pour leur retraite, mes parents se sont achetés une fermette là-bas. J’allais les visiter de temps à autre, j’avais même pris des parts dans l’achat de la ferme. En haut de la grange, il y avait un petit appartement qui avait été refait et c’était mon pied à terre là-bas et j’y allais régulièrement. À un certain moment, mon père me raconte qu’il avait vu son oncle Rosaire, qui habitait le village plus haut de Chénéville et qu’il était venu à la maison. Puis mon père était allé le visiter et avait ramoné la cheminée de mon grand-oncle parce qu’il avait peur que le feu prenne là dedans. À un moment donné, mon grand-oncle arrive au volant de sa voiture à 88 ans. Il se pointe à la ferme de mes parents, entre dans la maison et dépose sur la table une espèce d’icône de la sainte vierge pour remercier mon père. À ce moment là, on est en 1996 ! Avec cet homme hyper religieux qui vient donner une médaille, on est comme dans un autre monde. Et puis qui était cet oncle que j’avais vu un peu enfant mais que je ne connaissais pas vraiment ?

J’en ai donc parlé à mon directeur photo, Michel La Veaux pour essayer de voir qui c’était. « Écoute, on récupère une betacam, quelques cassettes recyclées et puis on part tourner avec lui un week-end ». On a donc fait ça et là on a eu la surprise de découvrir à quel point il était charismatique face à la caméra. Il nous fait rencontrer une de ses cousines qui avait 98 ans et habitait seule au bout d’une rangée. On fait le film et là on tombe en amour avec ces personnages là et on revient à deux reprises. À partir de ça, je monte une démo et on se demande que faire de ça. On se rapproche de Radio Canada et là il y a quelqu’un qui tripe là-dessus et embarque dans le projet avec ma productrice des Films de l’autre. Entre temps, on a créé les productions Les Films de l’autre, une compagnie sœur mais à but lucratif et qu’on utilise pour chaque production. On va chercher des financements au Conseil des Arts. Puis au bout de deux ans de tournages sporadiques, on arrive avec Rosaire et la petite nation qui en effet surprend dans le décor du documentaire québécois de cette époque. Certains y voyaient un retour à Pierre Perrault, à cette approche là et en effet Michel La Veaux avait été assistant cameraman de personnes qui venaient de cette école de l’ONF et du Cinéma Direct. Il avait ce regard là et j’ai beaucoup appris sur ce film en travaillant avec lui. À partir de là, j’ai été accro au documentaire et j’ai fini par faire cinq longs métrages documentaires.

Rosaire et la petite nation (1997)

Il est un peu fondateur de votre style : il y a la proximité avec les intervenants, le sens du plan, l’importance du paysage , le rythme et une façon personnelle de monter… On peut imaginer que cette maturité venait de votre grande connaissance des lieux -cet arbre récurrent à différentes heures ou saisons et qui évoque vos racines - qui vous permettait de montrer quelque chose de très intime… Dirigiez-vous toujours Michel la Veaux ou y avait-il aussi une partie de captation ?

C’est vraiment une collaboration. Par exemple pour les plans de paysage, moi j’imaginais dès le départ la musique de Bach, une musique un peu intemporelle qui regarde les vivants se dépatouiller dans leur réel mais qui est au dessus de tout ça. Ces paysages là viennent un peu incarner ça, ce passage du temps, des choses qui ne bougent pas, immémoriales. Alors que les humains se battent eux dans leur quotidien, on a ces paysages qui changent avec les saisons. C’était l’idée. Après, on se baladait Michel et moi et on allait à la chasse aux images. Michel disait « Ah moi j’aime ça, cet arbre, on va s’installer là ». Et c’était plaisant de revenir à cet arbre et au montage, c’est un peu devenu l’arbre de Rosaire, ce petit arbre en haut de la colline. Après ça dans le traitement, dans l’approche du direct avec les personnages, Michel m’a beaucoup appris là-dessus parce que moi je venais de la fiction et j’avais tendance à faire des plans trop courts. « OK, ça, c’est fait, on passe à autre chose ! » et Michel me disait « Attend, attend… Laisse vivre… laisse vivre le plan ! » à un moment donné, Rosaire ferme sa porte de garage avec une chaîne et ça, ça prend tout son sens quand tu le laisses vivre et je me suis dit « Ah oui c’est vrai ! On dirait qu’il remonte une horloge... » Ce regard documentaire, c’est vraiment ce que m’a apporté Michel.

Je ne sais pas où il en était de sa carrière à ce moment là car je connais mieux ce qu’il a fait par la suite mais j’ai senti comme une filiation avec le film de Jean-Pierre Lefebvre, Les dernières fiançailles ou alors c’était une tendance du documentaire québécois qui consistait à faire jouer la durée dans le cinéma direct, mais il y a des points communs par rapport au cadre, à l’intimité et à la thématique. Aviez-vous vu ce film ?

J’ai quand même fait une école de cinéma  donc oui on a vu plein de trucs. J’étais sensible à ça mais je n’avais pas le réflexe de l’appliquer au cours d’un tournage, d’autant que là c’était mon premier long-métrage , mais très rapidement après le commentaire de Michel, il y a eu un déclic et c’est devenu évident de laisser vivre les choses. Par contre, j’ai toujours eu un excellent sens du cadre donc pour la plupart des plans de paysage, on sortait le moniteur et je cadrais avec Michel et je prenais la dernière décision avec Michel. Mais cette approche vient surtout du cinéma de Perrault…

Le sens du détail…

Oui ! Et on dit Perrault mais on est d’accord que c’est Michel Brault qui était à la caméra, surtout dans Pour la suite du monde car Perrault n’avait pas encore fait de film et c’est surtout Brault avec tout son bagage qui a apporté ça à Perrault. Par la suite, ils ont collaboré. Ça vient donc de cette école, de l’observation, avec pas trop d’interventions. En même temps, moi je trouvais aussi important d’intervenir avec Rosaire ou Almeida, de lancer des petites questions mais de ne pas être trop présent. En même temps, les gens sont conscients que quelqu’un est en train de parler à ces gens là et c’est aussi cela qui a été apprécié, que les gens me parlent à moi et les spectateurs s’en rendent compte. Ce ne sont pas des entrevues mais les gens s’en viennent vers nous. On parle et on s’assoit, on discute de la vie. Je pense que cette nuance est importante et je l’ai d’ailleurs beaucoup utilisée aussi dans Roger Toupin. Ces gens là deviennent alors des proches, des amis et je passe des moments avec eux.

Alméda dans Rosaire ou la petite nation (1997)

Une des scènes qui m’a entre autres interpellée, c’est cette espèce de légèreté presque décalée de la vente aux enchères lors du démantèlement. Une scène qu’on reverra plus dramatisée et mélancolique dans la fiction de Sébastien Pilote bien des années plus tard.

Et c’est La Veaux qui a fait la caméra là aussi ! (rire) Je me souviens que pendant que Sébastien préparait son film, il m’avait demandé de lui renvoyer un DVD de Rosaire ! Il est donc sûr que le démantèlement et la scène de l’encan dans mon film a probablement eu un écho chez Sébastien.

Votre approche de l’hiver est aussi pas mal mélancolique, un point commun que vous auriez avec Sébastien Pilote. Je pense à ces funérailles sous la neige et à votre manière de filmer vues à travers le blizzard et à ces flocons qui envahissent tout…

En fait, ce qui est merveilleux, c’est que c’est aussi le fruit du hasard. Le fait de faire avec ce qu’on a et puis de l’interpréter et c’est ça que j’adore dans le documentaire ! Il y a aussi ce moment où on apprend qu’Alméda est décédée. Là, il ne neige pas mais il y a une fine neige dans les arbres et un petit vent et on décide de filmer à contre-jour ces flocons qui tombent. Ces flocons sur le décès d’Alméda, ça donne presque une dimension spirituelle à sa disparition. En effet, au moment où Rosaire est dans l’église, on fait le choix de rester loin et au moment où ils vont sortir avec le corbillard, il y a cette neige là et on garde le foyer sur la neige… Ce qui est merveilleux, c’est qu’on fait avec les éléments en documentaire alors que ce sont des choses que nous n’aurions probablement pas pu planifier dans un scénario de fiction. Les choses sont là et on cherche toujours à interpréter.

Vous êtes à la fois terrien mais aussi pas mal céleste. Seriez-vous aussi mystique ou spiritualiste qu’un cinéaste comme Bruno Dumont en France, dans la mesure où le ciel joue un grand rôle plastique dans votre travail et ou la religion catholique est comme on le voit ici un héritage important de votre famille catholique rurale ?

Je ne me considère pas du tout comme un croyant pratiquant, mais j’ai toujours un questionnement spirituel : d’où on vient ? Pourquoi est-on là ? J’aime parler aux décédés ! (rire) Avoir une conversation avec mon père ou une amie disparue trop jeune. Mais je ne suis pas du tout dans le dogme catholique. Ce que j’apprécie en partie dans ce catholicisme dans lequel j’ai été élevé, c’est son aspect humaniste. J’aime donc les bons côtés de la religion chrétienne, beaucoup moins les mauvais et je pense que cet humanisme me nourrit. Ce qui me fascine dans ma pratique du cinéma, ce sont surtout deux choses : j’aime la façon dont la religion rythme le temps : le passage des saisons, les fêtes de Noël, la fête de Pâques, aller chercher les œufs (une cloche sonne) donc comment, tout à coup, une cloche sonne et vient donner un écho au paysage. Ces choses là me parlent. Les gens ont des rituels. J’aime beaucoup la notion de rituel dans la religion. Ça réunit les familles, ça ressasse le passé. Il y a une mélancolie qui est associée à tout ça.

Et le cadre peut changer comme on le voit dans le très beau plan final avec la vieille sur la route qui utilise son balai élimé comme canne, un des plus beaux plans de toute votre filmographie ! (rires)

C’est vrai ! Il est extraordinaire... Et là on a été chanceux. Je pourrais vous raconter comment ça nous est arrivés… Elle est comme un gnome ou un lutin qui sort du paysage et qui nous apparaît. Et c’est d’ailleurs comme ça qu’elle nous est apparue. On l’a vue depuis la voiture et on a décidé de faire marche arrière pour revenir la filmer. Tout à coup, c’est comme si elle résumait le film : « Vous êtes ici, vous faites des images et ça vous amuse… Et moi, je cherche mon mari décédé. Et puis il y a des lacs derrière, c’est grand le territoire ». C’est comme si elle venait de nous parler du film qu’on est en train de faire. Après avoir tourné cette scène, j’étais convaincu que ça serait la fin du film.

Rosaire et la petite nation (1997)

Beaucoup considèrent votre film suivant, Roger Toupin, comme votre œuvre majeure – elle a reçu le Jutra du meilleur documentaire -, encore plus intimiste car vous scrutez le quotidien d’un dépanneur familial sur une longue durée là aussi, aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur. Quel temps vous accordiez-vous pour la préparation d’un tournage qui est presque une expérience de vie au sein de votre famille documentaire, puisqu’on peut aussi sentir une intimité - qu’il faut sans doute créer avant de commencer - qui vous lie à votre personnage ? Et comment prolongez-vous l’expérience du tournage avec des personnes comme Roger ?

Pour Roger, pendant des années après le tournage, j’allais dans sa famille pour les fêtes de Noël qu’ils faisaient dans les sous-sol de l’église, puisqu’il avait déménagé et n’avait plus la maison. Après, avec le temps, j’ai un peu perdu le contact. Je l’ai par contre gardé avec Nestor, avec qui je parlais encore juste avant de venir à Florac. J’ai donc des contacts plus fréquents avec lui. Roger est maintenant placé dans un établissement pour personnes âgées et il a un peu perdu la boule. La dernière fois que je lui ai parlé, j’ai vu qu’il était un peu perdu. Au niveau de la préparation, j’ai déménagé sur le plateau du Mont Royal en 1998 ou 99. Dans ma rue, Roger était mon voisin d’en face. Pendant environ un an, je l’ai vu de temps en temps comme ça, dehors avec sa vieille maman, à jouer de l’harmonica ou seul dans son magasin, à attendre un hypothétique client derrière son comptoir, avant de voir monsieur Nadeau qui venait jouer du violon avec lui ou Paul le brigadier qui venait prendre le café. D’observer tout ce mouvement autour de cet endroit là, je me suis dit que ce serait chouette d’aller lui parler et de l’impliquer dans un film et c’est ce que j’ai fait. Je lui ai dit « Roger, moi je fais des films, j’aimerais parler avec toi avec une caméra - Oh moi je suis pas intéressant, je n’ai rien à dire - Moi ça m’intéresserait, si ça ne te dérange pas qu’on essaie… -Bon ben venez ! » Je me pointe là et je revois encore la même vieille Betacam empruntée, analogique. On attaque donc comme ça une première journée.

Moi j’aime bien faire ce qu’on appelle la « recherche-tournage ». Souvent le premier contact est important car les choses qui peuvent arriver sont souvent très difficiles à reproduire. En fait, la fréquentation des personnages se fait déjà avec une caméra. Certes, Roger était mon voisin mais je n’allais jamais acheter là, d’abord parce qu’il n’avait rien à vendre, sauf des boîtes de Chef boyardee 1975 ! J’ai donc attaqué et après deux ou trois fois, Roger en était à nous attendre, nous faire le café et là je me suis rendu compte que la difficulté avec Roger serait d’arriver à reproduire sa réalité, autrement dit sa solitude, alors qu’il n’est plus tout seul puisqu’on est avec lui ! (rire) Alors là j’ai du faire une chose que je n’avais pas fait avec Rosaire, un peu de mise en scène documentaire en lui disant « Roger, on n’est pas là, tu es accoudé au comptoir et tu penses à Francine par exemple. Sois juste là et attend les clients en pensant à elle. -ok ! » Roger est devenu l’acteur de son propre rôle et c’était la seule façon d’arriver à reproduire ce que je voyais depuis chez moi. Ça, c’était intéressant… On pouvait commencer à tourner avec lui et tout à coup, il y avait un client alors on se retirait mais on continuait à tourner. Puis on était dans leur monde et ils nous oubliaient complètement, mais ça s’est mis en place graduellement.

Roger Toupin, épicier variété (2003)

Parmi les séquences, il y a donc celle du démantèlement du dépanneur avec cette idée que le film accompagne le personnage. Il y a alors cette idée que le cinéma peut être curatif, être autre chose que le témoignage, le collectage…

Pour Roger, oui parce qu’il vivait quelque chose d’assez difficile, d’abord de devoir placer sa mère dans une maison pour personnes âgées parce qu’elle souffrait d’un Alzheimer très avancé. Ensuite, la famille a décidé de vendre la maison parce qu’elle demandait des travaux qu’ils ne pouvaient pas se permettre donc forcément Roger, qui habitait à l’étage du magasin, a du déménager et s’est retrouvé dans un petit appartement. Pour lui, tout ça a été assez émouvant et très difficile à vivre. Le fait qu’on tourne avec lui a fait office d’accompagnement. La sortie du film a eu lieu environ un an plus tard, le temps de monter et de le finir. Le film est resté à l’affiche du cinéma Excentris environ douze semaines. Deux fois par semaine, Roger et moi nous rendions à la fin de la projection. On arrivait et les gens qui voyaient Roger dans l’allée se mettaient à l’applaudir comme une rock star ! (rire) Et ça, ça lui a fait beaucoup de bien durant toutes ces semaines, de venir parler de son expérience, toutes les questions que les gens lui posaient, ça lui a fait un bien fou.

C’est ici qu’apparaît le personnage de Nestor. Si Roger était un peu mystique avec ses visions, sa dévotion envers son ex femme ou ses parents, sa mère, Nestor lui est dans la révolte. L’idée est-elle venue après ou son personnage s’est-il dévoilé au long du tournage ?

C’est en cours de route, je ne me souviens plus exactement quand. Nestor est apparu par hasard, un jour où on était là. Comme on dit, le diable est dans la cabane ! (rire) Et c’était vraiment ça Nestor, le contrepoint de Roger. Pendant qu’on tournait Roger Toupin, j’ai beaucoup plus tourné avec Nestor que ce que j’aurais du et j’en ai tiré beaucoup de matériel parce qu’il m’intéressait beaucoup. Je suis même allé à Huberdeau filmer des trucs avec lui et lors du montage on s’est rendus compte que ça appartenait vraiment à un autre film. J’ai donc décidé de faire celui-là.

Roger Toupin, épicier variété (2003)

Sur ces deux films, plus particulièrement avec Roger, on est dans une philosophie du quotidien, un jour après l’autre, filmer tout ce qui se passe…

Tout, oui et non, parce qu’en fait sur deux ans , on a tourné à peu près trente jours. Souvent avec les caméras numériques, on tourne tout le temps et les gens se retrouvent avec 250 heures de rushes. Nous pour faire Roger, on avait 35 heures de matériel, ce qui ne représente pas tant que ça. C’est que j’écrivais le scénario au fur et à mesure des tournages. Par exemple, à un moment donné il nous montre sa vieille auto, la vieille Pontiac dans le garage et j’apprends que le frère veut s’en débarrasser. Je dis à Roger « Le jour où ton frère va venir, tu me le dis ». Et un jour où je venais d’amener mon fils à la garderie « Mon frère arrive aujourd’hui, il vient chercher l’auto. - Aujourd’hui ? Mais moi je ne suis pas prêt à tourner ! » J’appelle Michel qui n’est pas disponible. Je dis OK, je vais chercher la caméra et finalement je la tourne moi-même cette scène. Même chose lorsque j’apprends que « Roger Toupin » va se faire gratter, effacer de la vitrine : je tourne encore la scène. Je réagis donc à des choses dont je sais qu’elles vont avoir une signification et une importance. Ce n’est pas que de la captation de tout ce qui se passe.

Nestor et les oubliés est un film plus mouvant puisque les personnages s’y déplacent beaucoup notamment pour manifester, moins composé au niveau des plans et cherche plus à coller aux gens pour exprimer l’état d’esprit des anciens orphelins.

Oui, c’est vrai. C’est la première fois que je faisais ce que j’appellerais un film à sujet alors que moi je faisais des films de personnages. Là il y avait le personnage de Nestor et tout à coup, je me suis rendu compte rapidement que c’était un sujet. Un sujet qui me touchait aussi. C’est quelque chose avec lequel je suis moins habile, moins à l’aise. Il y a une part de journalisme, c’est plus proche du reportage. Au niveau de la forme, j’étais donc pris entre ces deux choses là : comment mettre en scène ces gens là qui revendiquent des choses ? Et déjà comment en faire partager l’enjeu au spectateur ? Qu’est-ce qu’ils revendiquent et de quoi ont-ils été victimes. C’était donc un autre langage. Autre chose d’importance : j’ai toujours dit que Roger était un acteur de cinéma là où Nestor est lui très théâtral, ce qui m’a aussi joué des tours. Roger pouvait être complètement lui-même dans toute sa candeur. On tournait et il oubliait la caméra. Nestor lui est quelqu’un qui revendique depuis des années et durant tout ce temps il s’est fait mettre une caméra devant le nez pour des interventions, des reportages et autres et dès qu’on lançait la caméra, il se mettait à parler du sujet, de l’exploitation des jeunes par les curés. Il parlait comme une bande audio ! Mon travail était donc de briser la cassette pour lui faire dire autre chose ou d’une autre façon. Voilà une des difficultés rencontrées sur ce tournage, qui était complètement différent de tout ce que j’avais fait jusqu’alors...

Nestor et les Oubliés (2006)

Vous retrouvez le cadre domestique pour le très sobre Des nouvelles du Nord. En plus du quotidien des habitants de Radisson, le village à la Baie James, vous filmez deux tribus qui ne se croisent pas puisqu’on voit un peu du destin des familles Crees qu’on a déplacées, d’où deux lignes narratives distinctes et un regard doucement critique sur ce grand projet de civilisation québécoise nouvelle, le génie québécois…

À l’époque, c’est beaucoup Bourassa. Mais moi comme québécois, je suis très partagé par rapport à ça parce qu’à la fois quand on s’y rend et qu’on voit ce chantier pharaonique qui donne de l’électricité à tout le Québec, il y a vraiment là une sorte de démonstration de ingénierie québécoise tout à fait impressionnante. En tant que québécois, on ne peut pas ne pas être soufflé par ce qui a été fait là. En même temps, on est très conscients de l’impact que cela a eu sur les peuples. On est donc partagés. Donc comment puis-je rendre ça ? Comment faire un film honnête envers les gens qui sont là, qui ont bâti ça, ces travailleurs qui ont tellement aimé ce pays là qu’ils ont essayé d’y prendre racine et en même temps, d’être honnête envers les Crees qui ont vécu le déplacement, pour lesquels il y a des bons et des mauvais côtés. On leur a évidemment construit un village neuf alors qu’ils étaient voués à être déplacés parce que la démographie faisait qu’ils ne pouvaient plus vivre sur l’île de Fort Georges. Ils ont donc négocié ça mais en même temps, pour plein de gens, ce déménagement était un déracinement. Et puis le fait qu’on ait noyé leurs territoires ancestraux pour ceux qui se trouvaient sous le barrage a été tragique. Leurs proches enterrés se trouvaient maintenant sous l’eau. Il y a plein de choses absolument déchirantes. Je ne voulais donc pas faire un film avec une ligne narrative qui dénonce des choses, mais être à l’écoute de ces deux communautés là. C’est vrai qu’ils ne se rencontrent pas mais dans la vie, ils sont à 100 kilomètres l’un de l’autre et il n’y a pas beaucoup d’interactions entre les deux, aussi le film reflète cette réalité là. Chisasibi est un village sec, c’est à dire sans alcool, ce qui fait que les Crees qui veulent acheter de l’alcool viennent faire leurs courses à Radisson, puis retournent chez eux. Il y a quelques échanges, mais finalement très peu.

La question de la civilisation est ici reliée à a question de la sépulture : les sépultures chez les Crees sont passées d’un rituel organique et adapté au temps qui passe à l’enterrement et à l’abandon des sépultures quand à Radisson on revendique la construction d’un cimetière pour les travailleurs de la Baie James.

Oui, je trouvais ça magnifique comme métaphore. Avoir ce vieux curé qui disait « Un jour, on va l’avoir notre cimetière puisque présentement les gens d’ici sont obligés d’aller se faire enterrer dans le sud » pendant que cette vieille dame Cree nous fait visiter le cimetière de ses ancêtres dans l’île, maintenant abandonnée, de Fort Georges. En fait, ce parallèle est apparu en cours de tournage. Il a à nouveau eu lieu sur plusieurs saisons pour avoir le temps de fréquenter les gens. La scénarisation s’est faite en cours de tournage. On sait que Radisson n’est pas un lieu habité spirituellement car les gens sont arrivés depuis trop peu de temps. Même chose à Chisasibi qui est un village sans âme. Tout à coup, on débarque à Fort Georges, dans ce village fantôme et il y a quelque chose qu’on ressent tout de suite là-bas, une âme qui vit. Ça, c’est fascinant !

Des nouvelles du Nord (2007)

Quand vous travaillez sur une longue durée, j’imagine que vous menez plusieurs projets de front et que vous pensiez déjà à votre retour prochain à la fiction…

À ce moment là, j’ai en effet développé des scénarios qui n’ont jamais aboutis, au moins un ou deux durant cette période. Pendant que je tournais Des nouvelles du Nord, j’avais été approché pour tourner Ce qu’il faut pour vivre. J’étais déjà en train d’y penser avec la productrice.

Aviez-vous déjà rencontré Bernard Émond ?

Oui on se connaissait avec Bernard qui avait beaucoup aimé Rosaire et la petite nation à l’époque et moi j’aimais ses films. On s’était rencontrés aux Rendez-vous du cinéma québécois et j’avais été contacté par Bernadette Payeur avec le scénario écrit par Bernard en 1991-92, donc plusieurs années auparavant à l’époque où il faisait du documentaire et n’avait pas encore tourné de fictions. Il ne l’avait d’ailleurs pas écrit dans le but de réaliser ce film lui-même. C’était André Mélançon qui devait le réaliser dans une coproduction avec la France.

Bernard Émond avait d’ailleurs travaillé pour la télévision inuit...

C’est ça, je crois qu’il travaillait pour Inuit Broadcasting corporation où il encadrait des ateliers de formation dans différentes communautés inuit. C’est ainsi qu’il a eu vent de cette histoire du traitement de la tuberculose dans les populations Inuits, comment ils étaient envoyés au sud dans des sanatoriums et suite à cette découverte, il a écrit ce scénario.

La connaissance du territoire de Bernard Émond a permis de faire prendre conscience aux québécois de ce que la colonisation, mais aussi la scolarisation forcée, a coûté aux populations Inuits puisqu’on a estimé qu’un tiers des Inuits ont été affectés par la tuberculose. À l’époque de la réalisation du film, la maladie était 38 fois plus importante au Nunavik qu’au Québec. Est-ce que le film a permis de modifier la politique en matière de santé et de rendre plus humain la prise en charge et qu’en est-il aujourd’hui ?

Non, je ne me souviens pas que ça ait provoqué ce genre de discussions à sa sortie, puisque de toutes façons aujourd’hui, il y a des dispensaires partout dans le Nord pour le traitement de la tuberculose, un hôpital à Iqaluit. On ne reproduira jamais ce qui est dans le film, aller chercher des malades dans le Nord, enfin autant que possible. Des fois des cas impossibles à traiter dans le Nord sont envoyés au Sud. Mais il y a beaucoup plus de ressources aujourd’hui qu’à l’époque.

Des nouvelles du Nord (2007)

Au début des années 2000, on est encore dans une politique assez paternaliste en matière de questions autochtones…

(étonné) Au moment de la sortie du film ? Le système de santé était quand même beaucoup plus développé. Chaque communauté a un dispensaire avec une infirmière, un médecin qui vient régulièrement.

Mais le public québécois, lui n’avait pas connaissance de cette histoire là…

Sur la tuberculose dans les années 50 chez les inuits ? Non, absolument pas !

Qu’a représenté pour vous la rencontre et le travail avec le comédien Natar Ungalaaq devenu mondialement célèbre avec les films de Zacharias Kunuk, dont Atanarjuat ?

Le choix du comédien principal était une des choses qui me préoccupaient au départ, mais ça n’a pas duré longtemps car j’avais justement vu Natar dans Atanarjuat et en lisant le scénario, je me suis dit « Bon, c’est bien, il existe un acteur pour jouer ça ! » C’est ce qui m’a décidé à m’impliquer dans ce projet car c’était absolument nécessaire : il n’était pas question de faire comme certains, faire jouer des inuits par des acteurs américains comme dans Agaguk par exemple. Je n’aurais jamais voulu ça donc il me fallait quelqu’un. Il fallait communiquer avec lui et ça s’est fait par courriel. Il a lu le scénario mais il a fallu près de deux ans entre la lecture et le moment où on a pu produire le film. On a échangé un peu. Après lecture, il m’a dit oui. Natar est un être de peu de mots mais j’ai tout de suite senti qu’il y avait une chaleur de sa part par rapport au projet.

Est-ce que par son histoire personnelle il était proche du personnage ? Connaissait-il déjà Québec ou était-il toujours resté dans le Nord ?

Non, grâce à Atanarjuat il avait beaucoup voyagé en festivals, il y avait eu d’autres projets donc il connaissait bien le Sud. Il a voyagé aux Etast-Unis, en Europe… Par contre, un de ses grands-pères avait été en sanatorium donc cette histoire le touchait beaucoup. En fait, presque tous les Inuits ont eu quelqu’un qui a séjourné en sanatorium, décédé ou non… On a fait la préparation du film et je suis allé faire des repérages à Iqaluit. Je n’avais jamais rencontré Natar. On l’a donc fait venir en avion depuis son village d’Igloolik qui se trouvait environ à 1h30 de vol. On s’est donc rencontrés pour la première fois et on a commencé à parler du projet. Ça a tout de suite été et il s’est impliqué. Moi ça m’inquiétait… je me disais « Comment vont-ils me percevoir ? Comme un blanc qui vient faire un film sur cette histoire ? » Mais il a tout de suite compris ce que je voulais faire et on a une une vraie complicité. C’est quelqu’un de cinéma. Non seulement c’est un acteur, mais j’ai ensuite découvert qu’avec Zacharias Kunuk et Isuma productions, ils ont fait des heures et des heures de documentaire. Natar est aussi derrière la caméra, il a fait assistant réalisateur, il connaît donc bien le médium. En tant qu’acteur, il était fascinant de le voir toujours demander quelle était la valeur de plan, il intervenait sur l’éclairage, il se plaçait... C’est un pro ! Pas un acteur formé mais quelqu’un qui comprend le médium, donc notre langage a été celui du cinéma et ça c’était merveilleux.

Natar Ungalaaq dans Ce qu'il faut pour vivre (2008)

Tourner un film d’époque au Québec est toujours un défi en raison du coup nécessaire à la reconstitution. Comment s’est déroulée la production ?

Le gros défi était d’abord de trouver le lieu. On a découvert une ancienne école que nous avons transformée en sanatorium. C’était absolument nécessaire puisque c’était le lieu principal. Sur 29 jours, on y a tourné 19 ou 20 jours. En fait, on peut faire des films historiques dès lors qu’on arrive à circonscrire un peu les lieux. Il ne faut pas s’éparpiller. On avait quand même un tout petit budget pour la mission du projet et un tournage à deux reprises dans le grand nord ! Il faut savoir que le billet d’avion pour s’y rendre vaut 2200 dollars par membre de l’équipe et puis il y a le logement et la nourriture sur place… Donc forcément, une grosse partie de l’argent a été mise sur les déplacements et ne se voit donc pas à l’écran.

Et on dirait qu’à Iqaluit, l’équipe a l’air d’être encore plus grande…

Non, en réalité elle était quand même un peu plus réduite, un peu comme pour le tournage d’un gros documentaire. Avec Michel on s’était arrangés, pas pour installer des rails mais pour faire avec moins de matériel. On avait aussi une super équipe de machinistes et d’électros. Et c’est comme ça qu’on fait des miracles ! Nous avons au Québec des équipes techniques extraordinaires, aussi au niveau des décors, des costumes. Ici, la costumière a fait elle-même tous les manteaux de peaux. Ils ont travaillé très fort...

Vous changez radicalement d’univers pour Décharge, avec des comédiens que nous français connaissions ou avons découvert par la suite comme David Boutin et Sophie Desmarais. Qu’est-ce qui a été le déclencheur de votre envie de tourner ce récit de la rencontre entre un éboueur et une jeune toxicomane ?

Je pense que ça venait un peu d’un rêve romantique de jeune cinéaste... (rire) qui veut faire un film à l’américaine, à la Scorsese que j’ai toujours admiré. Je me considère comme un cinéaste à la croisée entre l’Europe et les États-Unis, le cinéma de Cassavetes, Scorsese et les autres et j’ai aussi toujours eu le phantasme de faire un film urbain, un peu âpre et c’est ce qui a fait qu’à un moment donné j’ai eu cette idée, que j’ai développée avec Pierre Szalowski et qui a donné Décharge.

David Boutin et Sophie Desmarais dans Décharge (2011)

Comment préparez-vous généralement les tournages avec vos acteurs ? Faites vous des répétitions et au tournage, faites vous beaucoup de prises ?

Un des grands plaisirs que j’ai avec le cinéma de fiction est le travail avec les comédiens. Bien sûr, j’aime aussi beaucoup le travail avec la caméra, mais c’est vraiment le travail avec les acteurs qui m’a amené à faire ce métier. J’y apporte donc beaucoup d’attention mais par contre on ne peut pas se permettre autant de répétitions parce qu’encore une fois ça coûte trop cher. Je fais donc une ou deux séances de lecture, un travail de table avec les comédiens où on passe au travers des intentions, on voit s’il y a des questions… Il faut replacer chaque scène dans le contexte, où est rendu le personnage à tel moment et tout ça… Ensuite, je vais faire une ou deux répétitions mais de scènes en particulier, dans lesquelles il y a un challenge au niveau du jeu, un positionnement spécial donc on va faire trois heures de répétitions sur quelques scènes avec les comédiens principaux et après, tout se passe sur le plateau : la mise en place sur le lieu et ensuite pendant qu’ils préparent les éclairages, on répète à côté et on essaie de revenir sur certains points. Pour le nombre de prises, je ne suis pas quelqu’un qui va faire des vingt prises ! Quand je considère que c’est bon, c’est bon, je ne vais pas me couvrir. On va peut-être la doubler à la rigueur.

Ce qui implique que les comédiens soient excellents, ce qui est le cas au Québec. Ici, David Boutin comme Sophie Desmarais sont plutôt dans des contre-emplois de ce qu’on peut connaître d’eux en France, La grande séduction, Sarah préfère la course ou Le démantèlement

Sophie avait vingt ou vingt et un ans ans et en était à ses tous débuts. Elle avait très envie de faire ça et j’ai tout de suite vu ce potentiel sauvage, un peu rebelle et en même temps avec une jolie candeur. Elle avait été très bonne en audition, ce qui fait que la question ne s’est pas posée pour moi. Donc s’il y a eu contre-emploi, c’est vraiment après car sur le coup elle était vraiment pour moi le personnage, pas dans le sens de la toxicomane bien sûr, mais je sentais qu’elle pouvait incarner tout cela.

Elle a par la suite joué des personnages beaucoup plus frais ou jeunes…

En effet, dans Sarah préfère la course (2013), elle est beaucoup plus jeune alors que c’est tourné au moins deux ans plus tard. Dans le cas de David, je l’avais vu dans un film où il jouait un boxeur (Histoire de Pen, 2002), donc il peut avoir le look un peu bad boy et j’aimais bien ça chez David, je sentais qu’il pouvait faire quelque chose d’intéressant.

David Boutin et Sophie Desmarais dans Décharge (2011)

Ce qui veut dire que finalement vous ne partez pas forcément de la personnalité des acteurs, mais que vous les orientez plutôt vers des rôles de composition ?

(il réfléchit) Je dirais que c’est un peu les deux. Pour David, je lui avais offert le personnage car je sentais qu’il avait ce potentiel là et ça c’est très important pour moi avec les acteurs. Je pense que je n’ai jamais vraiment fait des rôles qui soient de la composition comme a pu le faire Depardieu dans sa carrière, par exemple pour Cyrano. Je fais des auditions où j’essaie de voir les qualités intrinsèques du personnage apparaître. C’est donc un travail qui se fait beaucoup à ce moment là. Évidemment, dans certains cas, je sais par exemple que Rémy Girard peut faire le frère directeur dans Le club Vinland, quelqu’un qui peut avoir une certaine autorité et une bonhomie et je sais que Rémy va être parfait pour jouer cela, je ne lui fais donc pas passer d’audition.

Ce qui est drôle, c’est qu’il est ici à l’opposé du personnage d’évêque qu’il jouait pour André Forcier dans Je me souviens

Oui, en effet Rémy a un grand registre, selon les époques. Mais c’est vraiment un plaisir de travailler avec les acteurs et sur Vinland, je me suis payé la traite ! (j’ai pris du bon temps) (rire)

On le voit bien, d’autant qu’il y en a un paquet ! Toujours dans Décharge, on a l’impression que vous abordez le drame avec une méthode opposée à celle de votre travail documentaire : des scènes courtes et une dramatisation qui progresse vite et fort…

Oui, d’ailleurs peut-être un peu trop, je l’avoue. Je pense que dans Ce qu’il faut pour vivre, ça fait dix sept ans, il y avait un plaisir que j’avais de tourner avec Natar, tous ces moments où il se sauve du sanatorium… Il y avait alors quelque chose, un aspect contemplatif donc je m’attardais sur son visage… C’est aussi le sujet qui permettait ça. Avec Décharge, je me suis essayé à quelque chose de plus urbain, de plus saccadé, rapide et tout ça. Je ne crois pas que ce soit mon film le plus réussi. Ce n’est pas nécessairement ma force de procéder comme ça, je suis quelqu’un qui est plus dans la contemplation. J’ai une drôle de relation avec Décharge. Ce n’est pas tout à fait le film dont j’aurais rêvé et je n’y suis pas complètement arrivé. Il aurait peut-être fallu s’attarder plus sur les personnages, une certaine intériorité et je n’ai pas trouvé la façon de faire ce film là. Mais c’est sûr que c’est un film plus rapide, qui reste peut-être plus en représentation des choses, plutôt que très ressenti.

Eveline Gélinas et Natar Ungalaaq dans Ce qu'il faut pour vivre (2008)

Pour autant, pensez-vous que la fiction vous apporte quand même une certaine liberté par rapport au documentaire ?

Oh oui, je parle uniquement de l’expérience de Décharge et ça n’a pas été une mauvaise expérience, je garde un peu d’amertume de ne pas avoir abouti à ce dont je rêvais, voilà tout. Dans mes trois autres films de fiction, je suis heureux de mon travail de réalisateur. Dans le dernier, je me sentais tellement bien et j’avais l’impression d’être en pleine possession de mes moyens. J’aime mon équipe, il y avait une sorte d’harmonie dans le travail et j’ai l’impression que les moments de ma vie où je vis pleinement, c’est en tournage, quand il faut tenir compte de tous ces aspects là : les décors, les costumes, la continuité, le travail avec les acteurs, la lumière, les mouvements de caméra, la conceptualisation du film, ce sont des choses qui m’animent complètement. Il n’y a donc aucune frustration par rapport au documentaire. J’y ai au contraire plus d’outils et de possibilités de m’exprimer, ce qui fait que je suis totalement heureux là-dedans.

Après un univers plus dur et urbain, vous ressentiez le besoin d’une nouvelle escapade au Nunavik et de retourner à Iqaluit, qui devient même le titre du film. Je suppose que c’est lors du premier voyage que vous avez repéré les lieux et qu’est née l’idée d’un nouveau film là-bas?

Oui. En fait, deux choses m’ont motivé : en premier, c’est de retravailler avec Natar Ungalaaq et donc de trouver une histoire pour lui, et la seconde c’est en effet la découverte d’Iqaluit durant le tournage des plans nordiques de Ce qu’il faut pour vivre, puisqu’on y était basés, on avait nos hôtels là-bas. D’avoir découvert cette ville, d’en avoir senti l’ambiance, la dynamique et de se rendre compte qu’on ne connaît absolument pas cette réalité contemporaine là, celle d’une ville où des Inuits et des blancs se côtoient dans le grand nord, une espèce de « far north » par opposition au far-west. Ce côté là me fascinait mais il faut quand même raconter une histoire. Et si c’était l’effet miroir ? C’est à dire que là où c’était un Inuit atteint de tuberculose qui venait se faire soigner, dépaysé et entouré de blancs, ce serait là une femme blanche catapultée à Iqaluit et qui découvre cet environnement là pour une raison dramatique. Qu’est-ce que ça deviendrait ? Je suis donc parti avec cette hypothèse de scénario là pour Iqaluit (2016).

Quelles difficultés avez vous rencontré pour ce tournage en région ?

Toujours le coût pour tourner dans le Nord, transporter l’équipement là-bas en cargo coûte vraiment très cher. Il y avait un grand défi à ce niveau là, encore une fois avec un budget modeste. Le casting : trouver les acteurs Inuits, souvent non-professionnels et faire en sorte que tout ça soit au même niveau de jeu avec Marie-Josée Croze ou François Papineau, d’arriver à arrimer ces univers là pour qu’on aie l’impression d’être dans le même film. Ou au niveau du scénario mais aussi dans la réalisation, comment parler de cette réalité là dans laquelle se sont souvent mises face à face, parfois les uns avec les autres, ces communautés là, les blancs qui travaillent là-bas et les Inuits qui travaillent et habitent là. Il y a des blancs arrivés il y a très longtemps et d’autres qui sont juste là pour travailler et repartent. Comment ils se côtoient… Ce n’est pas du documentaire mais moi j’aime toucher à une certaine réalité des choses. Je suis dans la fiction mais pas totalement détaché de la réalité. Au contraire, j’aime que ma fiction rende compte de cette réalité.

Marie-Josée Croze dans Iqaluit (2016)

La population d’Iqaluit est parait-il de plus en plus jeune à cause du boom démographique. C’est un des thèmes moraux du films, la relation amoureuse entre un québécois plutôt âgé et une adolescente autochtone, apparemment moins problématique au Nord qu’à Montréal.

Et bien, c’est une réalité ! Il y a beaucoup de travailleurs qui ont sur place des relations avec de jeunes Inuits. Je ne l’ai pas inventé, c’est tout à fait connu. Des fois, ça se passe bien, d’autres moins. Pour toutes sortes de raisons, ces jeunes femmes sont intéressées pour avoir des relations avec ces hommes blancs qui représentent un ailleurs, ou même économiquement. Chaque couple qui se forme est unique. Ça crée parfois des jalousies à l’intérieur de la communauté ou toutes sortes d’abus de la part des blancs envers ces jeunes femmes là. C’est à partir d’une vibration que j’ai ressentie là-bas que j’ai que j’ai imaginé cette histoire, elle n’est pas basée sur quelque chose dont j’aurais entendu parler.

De même que le fait d’adopter le point de vue de Carmen fait que vous ne basculez pas complètement vers le point de vue inuit… Vous ne versez pas tellement dans les rites, la chasse, la sculpture, vers la part traditionnelle…

Non, mais en même temps, la sculpture, elle est présente et est même un élément narratif puisque c’est à travers les sculptures que Carmen finit par comprendre l’origine de cet enfant dans la famille. Je me sers de ça car c’est une réalité évidente pour un blanc comme moi de ce qu’on voit là-bas. Il y a partout des sculpteurs dans les salles à manger qui viennent vendre leurs sculptures. J’ai utilisé ces éléments pour construire l’histoire car je trouvais l’aspect documentaire intéressant et on l’a intégré à la fiction, de la même façon que lorsqu’ils reviennent avec un phoque, ils mangent le phoque dans le salon. Le phoque cru que l’on coupe et qu’on mange à même le sol, je trouvais important de le montrer car là-bas c’est le quotidien. Il n’y a rien d’exotique ici, c’est la réalité crue. On prépare des burgers, quelqu’un revient avec un phoque et on jette les burgers pour se précipiter sur le phoque parce que c’est bien meilleur ! (rire)

Suivez vous la création au Nunavik, l’évolution des films et de cette création autochtone encore assez jeune, puisqu’il se tourne des choses sur Igloolik notamment… ?

Pas beaucoup en ce moment. En tout cas, pas sur Igloolik. Je vois plutôt des choses qui se font dans les communautés autochtones du Sud, les films comme Kuessipan

Repas en famille dans Iqaluit(2016)

Le Wapikoni ?

J’en vois un peu… mais il y a toutes sortes de projets dans le Wapikoni. Parfois les animateurs qui sont envoyés par le Wapikoni vont presque faire les films eux-mêmes, même si les idées sont amenées par les jeunes. Donc c’est difficile d’avoir une vraie signature. Pour certains oui, d’autres c’est plus éducatif. Quand maintenant on parle de filmographie, moi je n’ai pas encore vu au Québec de film vraiment fait par des communautés ou des réserves. Les films qui ont été faits en français ces dernières années, par exemple ceux de Sonia Bonspille ou de Caroline Monnet sont dans l’entre-deux puisqu’elles sont métisses et ont plutôt été élevées dans la culture du Sud, dans la culture blanche et ont eu le désir de retrouver leurs racines autochtones, mais elles avaient déjà acquis les outils du cinéma de par leur formation. Mais des gens qui viennent vraiment des communautés et font du cinéma, c’est vraiment à découvrir et j’ai hâte de voir ça. J’ai une antenne étudiante à l’INIS qui vient d ‘une communauté et ils sont en train de développer un projet.

Il y a quand même Erik Papatie qui est en train de développer son premier long-métrage…

Voilà... Disons que c’est encore en train d’émerger.

Un des thèmes forts, c’est aussi le suicide, très répandu au Nunavik. Aussi votre choix dramatique de ne pas le faire se suicider est éminemment moral…

(pas convaincu) Oui… Mais je dirais que je suis quelqu’un qui aime la lumière. J’ai aussi appris de Décharge dont la fin est très sombre, très dure. Je ne l’ai pas regrettée, je l’ai assumée dans ce film là mais je n’avais pas envie de refaire ça dans Iqaluit, mais plutôt d’aller vers l’espoir et que cette relation trouble que Carmen découvre là, dans laquelle elle est engagée l’amène à faire un geste qui va permettre d’avoir une ouverture sur une certaine lumière au bout de tout cela. Il existe au Nunavut une justice réparatrice donc je me disais que peut-être il pouvait y avoir quelque chose dans cet esprit là.

Iqaluit (2017)

On en arrive à votre dernier film, Le club Vinland sur lequel j’ai peut-être un point de vue biaisé puisque j’ai vu Nestor et les oubliés juste avant. Quand j’ai vu arriver le père qui tire l’oreille aux enfants, j’ai pensé qu‘on allait repartir vers cette thématique et aborder certains traumatismes alors que pas du tout. Pourtant n’y aurait-il pas une ambiguïté avec le frère Cyprien avec cette histoire de boite et de colis ? J’ai cru qu’il se passait quelque chose entre l’enfant et le frère…

(M’interrompant) Il y a eu quelque chose ! Mais de la façon dont ça a été conçu, ça n’a rien à voir avec le colis, c’est un red herring (hareng rouge : procédé de narration qui vise la mise en place d'une ou plusieurs fausses pistes pour aboutir à un retournement final non anticipé, donnant un tout autre sens à l'intrigue)

(le coupant) Ça pourrait venir aussi de leur relation aux échecs ?

Mais on le voit sortir de la chambre, c’est une ambiguïté. Évidemment, on ne veut pas le montrer mais quand il revient dans la chambre « Qu’est-ce qu’il te veut lui ? Il est toujours après toi -Il m’a gardé en retenue... » C’est donc suggéré. Mais la plupart des spectateurs québécois qui le voient se disent qu’il y a bien un abus : c’est dans ce plan où il sort de la chambre, réajuste sa cravate, marche dans la chambre et que le frère referme la porte. On sait qu’il s’est passé quelque chose.

Ici le sujet est la transmission, vue sous son aspect positif et ce jusqu’au générique où chaque comédien remercie un de ses professeurs pour ce qu’il lui a légué, une belle idée qui montre l’implication de chacun dans le projet et ce qu’il fait remonter en eux. On est dans un film de réconciliation. Aviez-vous dans l’idée de tourner un film à la fois populaire, d’époque dans la tradition de certains autres comme La passion d’Augustine auquel on l’a parfois comparé ?

En fait, on l’écrivait en même temps que La passion d’Augustine donc on n’a pas été influencés. Plus tard, on a vu qu’il sortait alors que nous étions en train de préparer le film et on s’est demandé si ça aurait des conséquences, mais finalement non, les films sont très différents. Ce n’est pas tout à fait la même époque non plus mais on est bien dans la tradition de films comme Le cercle des poètes disparus ou Les choristes, c’est à dire des films de figures d’enseignement inspirants. Je vois plus ça que le côté religieux mais il se trouve qu’au Québec, si on veut avoir un collège en 1949, ça ne peut pas être ailleurs que dans une environnement religieux donc à ce stade, on y est allés franchement. On s’est demandé comment étaient ces collèges encadrés par des religieux. Dans les premières versions du scénario, il n’y avait pas cette ambiguïté. J’ai amené ça au scénario mais c’était aux scénaristes de jauger parce que c’est comme de lancer une bombe et on ne veut pas que ça vienne voler le show comme on dit, que ça prenne toute la place. Alors comment équilibrer les choses pour que les gens s’en rendent compte et devinent ce qui se passe mais que narrativement, on puisse aller ailleurs sans créer une frustration et dire « C’est cette histoire là qu’on veut suivre ».

Le club Vinland (2021)

Le thème de la transmission est-il venu aussi avec Marc Robitaille dont j’avais vu Un été sans point si coup sûr pour Francis Leclerc, mais chez qui je ne sentais pas cette noirceur…

Non et c’est bien que vous le mentionniez. J’avais dit à la productrice : « Moi j’ai fait Nestor et les oubliés, je ne peux pas montrer un collège jovialiste. Je ne peux pas, c’est impossible pour moi ! » de montrer cet univers et de faire comme si ça n’existait pas. Par contre, on va le faire comme ça se passait à l’époque, on va le suggérer et montrer que personne ne le voit. Parce que c’était ça en ce temps là, personne ne voulait le voir. C’est là, ça se passe, lui a trop honte et n’en parle pas à son copain. Au contraire même, il se bat et protège son truc. C’était beaucoup comme ça, ce n’est que vingt ou trente ans plus tard qu’ils ont dénoncé. Sur le coup, les enfants ou les jeunes ne savent pas trop ce qu’ils vivent. Sinon, la transmission est une des choses qui m’a le plus touché dans le scénario et dans Ce qu’il faut pour vivre. C’est ce jeune à qui il redonne le goût de revenir dans son territoire qui est en train de perdre sa culture et Tiivii joué par Natar Ungalaaq qui lui n’a pas de fils mais deux filles, veut adopter ce jeune là et en faire un bon chasseur. Il y a aussi ce thème là dans Le club Vinland et ce qui le rejoignait, c’est comment ce frère enseignant est quelque part en train de sauver ces jeunes là de la médiocrité à laquelle ils sont destinés, de vouloir les élever à autre chose. Alors face à ce thème là, il ne fallait pas que la noirceur prenne toute la place, qu’elle soit là et en contraste, montrer que si le frère Jean est un être exceptionnel, il est un être de lumière dans un terreau très sombre.

C’est une assez grosse production. De combien était le budget et est-ce votre plus gros budget à ce jour ?

Étonnamment non car si on regarde en dollars constants, c’est à peu près la même chose que ce que j’ai eu pour Ce qu’il faut pour vivre. On était en 2006 pour 4 millions de dollars et treize ans plus tard on est en 2019 avec des gros défis de production pour 4,6 millions. Donc c’est en réalité un film avec un moins gros budget si on tient compte de l’augmentation des prix.

Y a-t-il dans le film des effets numériques utilisés pour arranger certains éléments de décors et gagner un peu d’argent ?

Nécessairement, comme pour la façade, c’est sûr qu’on va enlever les poteaux avec les antennes au numérique. Maintenant, on le fait toujours, c’est devenu du maquillage. Le gros effet, c’est le plan d’ouverture. Dans Charlevoix, ce collège là n’est pas du tout au bord du fleuve donc il a fallu mettre le fleuve derrière le collège. Après, les effets numériques ne sont pas gratuits non plus ! On en aurait fait plus mais on m’a limité. Par exemple, c’est le plan où les jeunes sortent la tête de l’autobus, qu’on part et après on est au dehors. Ce que je voulais, c’est qu’on soit dans l’autobus avec les jeunes et qu’ils sortent la tête, qu’on sorte la tête avec eux et qu’on parte dans le même plan. On a commencé à regarder et on a vu qu’il aurait fallu modéliser l’autobus et là c’est un plan qui aurait coûté 50 000 dollars. On s’est dit « On oublie ça » et on va le faire en deux plans. Je suis finalement très content du résultat mais c’est sûr qu’en tant que cinéaste, on connaît aujourd’hui les possibilités de ces effets là. Avec le cinéma québécois, on sait les budgets qu’on peut obtenir, on fait avec ce qu’on a en essayant le plus possible que l’argent apparaisse à l’écran. Pour moi, c’est ça qui est toujours important. Et je suis content parce que dans ce film, on est dehors et la scène des chutes, la scène de fouilles au bord du fleuve, ça respire. On est à l’Université… Je suis très content qu’on aie pu trouver des solutions pour faire ça.

Le club Vinland (2021)

Vous évoquez un peu le frère Marie Victorin, une des figures historiques les plus fantasques…

Marie Victorin est surtout une figure très importante au Québec, un scientifique, un biologiste, l’écologie et - c’est en faisant les recherches qu’on s’en est rendus compte – les gens d’église levaient le nez sur lui et trouvaient qu’il était un peu trop fantasque. Il allait à l’Université, il est allé à Cuba… Il n’était pas apprécié de la hiérarchie et c’est toujours la question des vœux d’humilité : ne pas dépasser les autres etc. Et donc à un moment, le frère Jean se voit comparé au frère Marie Victorin. C’est presque un défaut !

Aujourd’hui dans le contexte actuel, il n’est pas si facile de sortir un film de ce calibre, qui nécessite d’être vu et aussi de rentrer de l’argent, donc comment cela s’est-il passé ?

Il est sorti en salles, il a eu son parcours mais ça a été difficile dans la mesure où on a reporté trois fois la sortie et c’était difficile à vivre ! C’est pour ça que quand il est enfin sorti, ça a quand même bien marché dans un tel contexte. En d’autres circonstances, je pense qu’on aurait fait plus au box-office. Deux fois, on n’a pas sorti le film et la troisième on l’a sorti mais au bout de deux semaines, on l’a retiré pour le ressortir finalement en août 2021 et là il a eu une belle carrière, il est resté six ou sept semaines en salles mais dans moins de salles que ce qu’on aurait eu au départ, parce que certains l’avait sorti dans les deux semaines au départ et ont donc refusé puisqu’ils l’avaient déjà sorti. C’est sûr que ça nous a nui au box-office, mais on est quand même contents de l’accueil que le film a reçu.

Il n’était déjà pas facile de diffuser des films d’auteur québécois dans les salles québécoises. Vu le contexte où ils restent de moins en moins longtemps à l’affiche dans moins en moins de salles, est-ce que vous croyez qu’il reste de la place pour ces films indépendants, ceux qu’en France on appelait à une époque les « films du milieu », donc des moyens budgets, plus de l’ordre de Décharge ?

Oui, c’est difficile. En fait, moi je vois plus Le club Vinland comme un film du milieu. Ce n’est pas le film pointu de festivals, qui n’est pas non plus la grosse production américaine mais un film qui se veut de qualité, sensible, qui s’adresse à l’intelligence du spectateur mais avec une histoire accessible aux gens. c’est donc plus une signature d’auteur, esthétique et tout. C’est ça pour moi la définition exacte du cinéma du milieu et c’est difficile parce que c’est peu supporté par les grands festivals, ce n’est pas les films qu’on a envie d’y voir et après au niveau des spectateurs, les gens vont de moins en moins en salles. Mais moi je crois encore beaucoup au cinéma en salle et je pense qu'il faut continuer. Mais il y a des films qui sont au contraire plus petits et indépendants, qui ne font absolument rien en salle car ils sortent sur trois copies. Donc où veut-on se situer en tant que cinéaste ? Moi j’aimerais aussi faire un film plus contemporain, qui fasse des festivals… Mais après tu réfléchis. Par exemple, Denis Côté a une super carrière, c’est génial mais en salle, ça représente toujours très peu d’entrées. Par contre, il voyage et son film est vu partout. Il y a aussi une notoriété liée à ça qui est super intéressante. J’admire sa carrière. Mais d’un autre côté, je suis super content quand mes films vont faire près d’un million de dollars en salle. Pour le dernier, le distributeur disait que s’il était sorti en 2020, on aurait probablement fait entre 1,5 et 2 millions, on s’attendait à ça. En tout cas, on se pose toujours ces questions là en tant que cinéaste : à qui s’adresse-t-on ? Aux festivals ? Est-ce qu’on veut toucher le public ? Quel langage utilise-t-on ?

Le club Vinland (2021)

On imagine que vous êtes déjà rendu assez loin sur votre prochain projet. À qui s’adressera-t-il et de quoi traite-t-il ?

En fait, j’ai trois projets en chantier et qui sont chacun à un différent niveau d’avancement. Le premier, je l’ai mis de côté pour l’instant parce que ça bloquait un peu. Les deux autres sont des films contemporains. Un est inspiré par la pandémie, il plonge dans la vie de gens qui ont décidé d’aller aider en CHSLD, dans un établissement en déroute, où les gens sont malades, meurent… C’est sur ces gens qu’on a appelé à un moment « nos héros du quotidien » qui décident de faire ça et comment ça va changer leur vie. C’est un film choral où ces gens vont se retrouver dans un CHSLD en période de crise. Je ne sais pas aujourd’hui qui aura envie d’aller voir ça, (rire) mais c’est notre défi de trouver l’humanité là dedans. L’intérêt du film choral, c’est que ça touche les gens mais c’est difficile de dire à ce stade de l’écriture à qui ça va s’adresser. Quand je conçois mes films, j’ai toujours comme objectif de parler aux gens en m’adressant à leur sensibilité et à leur intelligence. J’ai toujours émis l’idée de faire un cinéma populaire et sensible et qui ne soit pas quelque chose qu’on donne en pâture aux gens juste pour les divertir. Je pense plus à réussir ça qu’à faire un film qui va révolutionner la forme et aller dans tous les gros festivals. C’est ça qui me guide quand je fais un film.

Remerciements : Maêlie Guillerm, Alice Rey et festival Vues du Québec de Florac

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