Entrevue de Mon cinéma québécois en France

2019, l’odyssée de Ricardo Trogi ? : un entretien avec le réalisateur de 1981, 1987 et 1991

Entretien avec Pierre Audebert

Valeur sûre du box office québécois, le public français n’a jamais eu accès à ses films. Bienheureux donc les heureux spectateurs du Festival 48 images seconde de Florac ! Ricardo Trogi est une sorte d’exception culturelle au pays de la comédie populaire, un véritable Auteur. Pour les initiés qui connaissent déjà sa trilogie autobiographique, l’entretien qui suit ne surprendra personne : vous saurez tout du bonhomme en temps réel ! Il pratique le changement de ton à l’arrachée, saisi de grands éclats de rire mais aussi de vrais questionnements. Parce qu’il y livre une partie de ses secrets et de sa méthodologie, nous ne saurions trop conseiller la lecture de ce qui suit aux apprentis scénaristes, d’autant qu’excellent conteur, il est tout sauf didactique. Toujours ce goût de partager avec les autres qui rend sa parole si truculente et ses vues de l’esprit pertinentes. En attendant le jour de gloire où enfin l’hexagone découvrira ses films dans les salles - et pas seulement la trilogie d’ailleurs -, nous remercions Ricardo pour sa générosité, sa patience et son énergie inépuisable - ce n’est pas le dernier carré des festivaliers de Florac qui me contredira ! En Cévennes, le Maestro a su séduire tous les publics et ce, en nous permettant de revisiter notre propre jeunesse.

 

Ricardo Trogi et son comédien fétiche Claudio Colangelo au festival de Florac en avril 2019

Est-ce que remonter le temps est une manière pour toi de rajeunir à chaque film ?

Ça le devient tranquillement. Je n’avais pas un plan d’attaque particulier lorsque j’ai commencé à tourner ces films là. C’est devenu pour l’instant une trilogie mais je ne sais pas si ça va se développer en autre chose. Au début, c’était surtout pour le plaisir d’avoir un bon recul sur quelque chose qui m’était déjà arrivé, en l’occurrence mon enfance. Tous les drames que l’on vit pendant l’enfance deviennent très drôles avec le temps. C’est un peu le but de mon exercice : je voulais me foutre de ma propre gueule. Et bien voilà, ça a fonctionné... (rire)

Ton père était italien et ta mère originaire de la Côte Nord. Est-ce que cette amplitude d’accents entendue depuis toujours dans ton quotidien, pourrait être à l’origine de l’impression de diversité, de richesse et d’authenticité ressentie en écoutant ces films autobiographiques de la trilogie ? Et ce, dès l’apparition d’un officier nazi à l’accent, non germanique comme dans un film français ou hollywoodien, mais bien québécois?

Ça, c’est un flash qui m’amusait beaucoup. Comme c’est précisé dans le film dans le cas du nazi, je rapportais là les mots de mon père quand il me racontait des histoires. Et quand il me parlait, il n’empruntait pas un accent nazi au nom des allemands ! Lui avait son accent un peu italien. Alors j’aurais pu donner un accent italien à ce nazi mais là il aurait eu trop d’étages. Je préférais faire comprendre au public que lorsque mon père me parlait, c’était en français. C'est pour ça que le le nazi parle le français exactement comme nous. Pour revenir aux accents qui ont bercé ma jeunesse, c’est tout ce que j’ai connu, donc je ne sais pas exactement quel effet ça a eu sur moi, ni quel effet ça n’aurait pas eu si ça n’avait pas été le cas. Tout ce que je peux dire est que mon père est quelqu’un qui avait un parler unique, pas forcément compréhensible par tous mes copains lorsque je les amenais à la maison. Je pouvais les laisser seuls avec lui pendant cinq minutes et ensuite je voyais une panique dans leurs yeux. Il leur parlait « Alors blabla... » (il imite la grosse voix paternelle et un accent inintelligible et rigole) Ils ne comprenaient rien et me regardaient. Il faut un certain temps pour s’habituer à cet accent là. Finalement, j’allais les sauver. Et puis ma mère a un accent québécois un peu prononcé mais dans son cas à elle, je dirais que c’est son débit qui fait son accent ! Elle parle extrêmement vite et est est extrêmement nerveuse. J’aime dire de ma mère qu’elle a le casting d’une sicilienne et mon père plutôt celui d’un québécois, quelqu’un qui s’en laisse plus facilement imposer que ma mère.

Et c’est absolument ce que l’on ressent vis à vis des comédiens. Sandrine Bisson, la comédienne qui a cette verve est impressionnante pour nous français car on ne comprend pas tout ce qu’elle dit mais c’est communiqué avec une telle énergie que le sens passe. Comparativement, Claudio Colangelo a un accent plus léger pour nous. C’est d’ailleurs un acteur d’origine italienne mais qui vit en France…

Oui. Là il faut revenir à l’origine du premier film, quand j’ai commencé à chercher qui allait jouer mon père. Au Québec, on a un petit bassin d’acteurs. À ce moment là, je cherchais un homme ayant une petite quarantaine et qui puisse jouer un italien. Mais eux avaient à peu près toujours joué les italiens dans toutes les productions québécoises. J’avais envie d’un nouveau visage et pas d’un type qu’on a vu dans trente films de gangsters. Grâce à internet - car avant ça n’aurait pas été possible -, j’ai fait faire des self tapes où les comédiens sont amenés à lire un passage du film devant leur propre caméra. Ensuite, ils donnaient le film à leur agence qui nous l’envoyait par le net. J’avais fait une présélection et j’avais une dizaine de candidats français. Je cherchais un italien qui habitait en France, qui avait encore un accent, dont la langue maternelle était l’italien et qui comprenait bien le français. Comme mon père finalement… Je savais que j’allais le trouver parce qu’avec le nombre d’italiens qui habitaient là, il y allait bien y avoir quelques comédiens dans le tas. Ensuite, je suis venu sur place où j’en ai rencontré cinq et puis Claudio ça a fait (il claque des doigts), alors que pour les quatre autres je voyais déjà plus un italien « oh mais ça va blablabla... », on va dire quelque chose de plus « typique ». Lui, il arrivait avec une énergie très relax et là j’ai dit « Ça c’est mon père ! »

Ta manière de raconter, à la fois truculente et même baroque, très personnelle, tranche avec l’habitude du son synchrone hérité des pères fondateurs du cinéma direct. Ça m’a fait penser à Mon oncle Antoine pour le ton nostalgique mais aussi à un autre cinéaste important des années 80 et 90, Jean-Claude Lauzon et à son Léolo adapté de Réjan Ducharme. Et ensuite au succès de CRAZY, un classique de ce cinéma populaire dont tu fais partie puisque tu es aussi un auteur successful, si ce n'est que le film de Jean-Marc Vallée a un ton plus grave dont tu te démarques très nettement… Malgré vos différences respectives, te reconnaîtrais-tu une filiations avec ces cinéastes ?

Oui, ce sont des films que je connais, que j’aimais. Mon oncle Antoine, ça m’a moins touché car je l’ai vu assez tard et comment dire… j’étouffais un peu, je trouvais ça un peu trop claustrophobique pour moi. CRAZY, j’ai adoré ça, ça me colle un peu plus à la peau. Léolo, même chose, quoique… En fait la première fois, je ne l’ai pas beaucoup aimé, j’étais trop jeune. Il m’a fallu un certain temps avant d’apprécier vraiment le truc. Sinon, ce qui me plaisait le plus dans le fait d’utiliser une voix off dans mon histoire, c’est que je voulais faire un film comme on prépare un spectacle d’humour. Je voulais avoir l’impression d’avoir le spectateur à côté de moi et lui dire « écoute bien : ça c’est ce qui m’est arrivé : ceci ceci cela… ah non attends un peu ! C’est pas ça exactement... » Un narrateur qui n’a pas une bonne mémoire. Ça fait que quand j’écris les textes et que j’ai des informations à donner sur un passage, une ville ou quelque chose, j’utilise vraiment ma mémoire. Je ne vais même pas vérifier car je trouve ça plus drôle quelqu’un qui se souvient à moitié des trucs. C’est plus amusant que le narrateur Dieu qui connaît tout. Ici, il a plus de latitude. Dans le dernier que j’ai tourné, il garde le mensonge pendant plus longtemps, ce qui serait impossible avec un démiurge qui dirait les choses telles qu’elles sont. C’est aussi très amusant de lui garder son franc-parler et pas un français impeccable. C’est vraiment du langage parlé comme en ce moment, donc je pense que ça crée un lien direct avec le spectateur. Il comprend que je vais lui raconter une histoire mais dans une proximité particulière. Je sais que certaines personnes sont allergiques aux voix off mais je trouve que quand c’est bien utilisé, c’est très efficace pour la narration. Ça permet aussi de gagner du temps, de ne pas faire des scènes uniquement informatives. Parce que pour arriver à un bon gag, on est obligés de donner certains indices au public pour qu’il puisse faire l’équation et rire à la fin. Des fois, c’est un peu laborieux. Avec la voix off, le narrateur peut raconter ce qui s’est déjà passé et là on a directement l’image... et le résultat de l’équation.

Moi ça m’a beaucoup rappelé un grand classique de Sacha Guitry, Le roman d’un tricheur. Comme chez lui, je ne sais jamais quand le Ricardo de fiction me ment ou au contraire quand il dit la vérité. ( rires ) Ce côté confidences, erreur avec retour en arrière… Pour parodier Godard, ta narration, c’est un peu mentir 24 fois par seconde ! Alors quelle est la part de liberté que tu prends à l’écriture par rapport à ta propre histoire ou la part de fiction que tu ajoutes pour rendre le film plus comique ?

Le moins possible. Mon challenge, c’est toujours de partir de faits véridiques, autrement c’est moins plaisant à faire et puis ça me donne l’impression d’être moins authentique. Ce que je fais, c’est que je vais regrouper des moments clé d’une époque, donc si j’appelle un film « 1991 », il peut y avoir des choses qui me sont arrivées en 1993 ou 1992, en 1989… Je compresse le tout en une seule année, sur une période de quarante jours environ. C’est la période habituelle sur laquelle se déroule mes histoires. Ça donne beaucoup plus d’action, j’ai l’air d’être vraiment « badlucké » comme on dit en québécois et ça amène des trucs vraiment drôles. Si le film que je faisais était un mur, alors les briques seraient les éléments de vérité, ensuite il me reste à inventer le ciment entre chaque brique pour que tout tienne. Je suis obligé de jouer avec certains détails, certains lieux, certains moments… Dans 1991, il y a une scène dont les gens me parlent toujours où je suis dans un lit à deux étages, je suis au premier étage et ça baise au second à mon insu… Ça, c’est quelque chose qui m’est vraiment arrivé mais plus tard, pas exactement dans cette histoire. Mais j’ai trouvé ça tellement absurde comme situation que je l’ai récupérée pour le film.

Dans le processus d’écriture, quand et comment écris-tu cette voix off qui est toujours au centre de la narration ? En premier ? Ou est-ce que tu suis juste le déroulement de ce qui s’est passé ?

J’en écris toujours beaucoup trop au début mais assurément, chaque film commence avec une voix off. Ça permet aux gens de se situer. Ensuite, j’y vais de façon assez naturelle, sans me poser trop de questions. Je commence une voix off qui présente une scène en particulier, ensuite je rentre dans la scène et si j’en ai besoin, j’attends que quelqu’un passe et je fais semblant d’y retourner… Ma première version a toujours beaucoup trop de voix. Mon premier montage final aussi. J’essaie d’en retirer le plus possible pour voir à quel point c’est nécessaire. Mais ce n’est vraiment pas une science exacte. Pour le dernier film, certains m’ont dit «  il y en a peut-être un peu trop... » D’autres pas. Donc j’ai du trouver un équilibre assez correct, sinon on m’en aurait parlé beaucoup plus que ça !

Cette facilité d’écriture (il acquiesce) se double d’un grand talent pour le montage. Tu affectionnes le décalage, le collage ludique d’ambiances hétérogènes, le raccord improbable et jouissif…

Oui ! En fait je vais chercher des choses, justement parce que j’ai une voix off et ça ressemble à un bricolage. Je peux me permettre pratiquement n’importe quoi « Il m’est arrivé ceci cela. Ça me fait penser à cela… », en gardant toujours le même ton, en gardant les gens captifs parce que j’ai un narrateur qui tient le tout. Pour moi, c’est ce qu’il y a de mieux la narration, ça te permet de déconner. Et malgré tout, ça tient la route !

Je pense dans 1981 à cette idée de faire avancer le montage image plus vite que la narration, donc nous spectateurs on est en avance par rapport à ce qu’on voit à l’image : les parents font la fête alors que Ricardo pense à la fille…

Oui pour moi c’est intéressant. C’est à dire que le narrateur regarde les histoires en même temps que nous et il réagit au moment. Je l’ai fait à deux ou trois endroits et je trouve ça extrêmement efficace, toujours au nom de l’humour hein… Peut-être que selon certaines règles, il est fort improbable que le narrateur ne soit pas au courant de ce qui va se passer devant ses yeux, mais en même temps, comme j’en fais un personnage très amical… Et puis si ça n’avait pas collé, ça n’aurait pas fini dans le film ! Mais c’est quelque chose d’expérimental que je bidouille au montage. Pour ma méthode, il faut aussi préciser que quand j’ai mon premier montage, il arrive que j’en rajoute alors que ça n’était pas prévu dans le scénario. Si j’ajoute un petit quelque chose, c’est pour mieux coller les scènes par la suite. Mais si je n’avais pas de narration, je n’aurais pas cette option là, je ne pourrait pas faire apparaître une voix off en plein milieu d’un film conventionnel. C’est donc un film qui peut se composer à plusieurs étapes, notamment au moment du mixage sonore. Au montage, je peux encore plus jouer avec les éléments que pour un film conventionnel. C’est une grande force, un vrai avantage.

Apparemment, tu es assez juste quant à la description de ton adolescence et de ton état d’esprit à l’époque. On avait vu avec l’équipe de Prank et Eric Boulianne que la teen comédie était peu présente au Québec. Lui parlait d’une parenté avec Jud Apatow…

Ce n’est pas la première fois qu’on me parle de ça. Jud Apatow mais surtout celui qui faisait des films comme Breakfast club… John Hughes ! Mais moi je n’ai jamais jamais fait un effort pour parler à un public plus qu’à un autre. À la base, ces trois films, je les ai faits en m’imaginant raconter cette histoire à mes amis, à des gens de mon âge. Et je pense que ne faire aucun effort pour parler aux ados, c’est la meilleure façon de les rejoindre. « je vous raconte mon histoire avec le plus d’honnêteté possible » et c’est là-dessus qu’ils accrochent : « Oh mon dieu, il a fait ces conneries là, lui… il s’est permis de faire ça ! ». Je pense surtout à 1987 parce que j’avais 17 ans, c’est un langage de jeunes donc ça amène un certain public. Moi quand j’étais ado, j’aimais bien que les films n’aient pas de messages ou alors pas trop souligné. Et moi je n’ai pas de message, il n’y a rien de moralisateur : « J’ai fait ces conneries et vous savez quoi ? Je regrette même pas ! » C’est presque l’inverse d’un film d’ados conventionnel. Mais ils ont quand même suivi, parce qu’aussi à chaque film, j’avais de plus en plus de gens qui les voyaient - et même pas au téléchargement ! Ce sont des films qui ont été beaucoup vus et ça, ça me rend très heureux. Ça reste pour moi des films d’auteur, même s’ils ont une structure commerciale. Moi je les ai toujours écrits honnêtement et pas en calculant « après douze minutes, il faut que le public soit rendu là, à cause de telle règle ». Je ne fais pas ça du tout, c’est tout au feeling. Si ça donne des trucs populaires, soit ! Mais je n’ai jamais travaillé « en fonction de » et ça j’aime bien le préciser parce que dans le cas de beaucoup de cinéastes, ils vont être considérés comme des auteurs même s’ils font des films commerciaux, enfin à partir du moment où tu l’écris. Tes influences vont ressortir et vont faire que tu vas être plus proche du marché commercial, de films que tu as vu whatever... Tandis que moi j’essaie de garder ça près de moi.

Quand j’étais gamin, à l’école, c’était moi qui racontait les histoires dans la cour pendant les récréations. Je m’en souviens très bien, j’avais sept ou huit personnes autour de moi et puis là, je faisais du divertissement. Ça n’est donc pas un miracle que je fasse ça dans la vie, que je raconte des histoires maintenant. Je suis HEUREUX d’avoir obtenu un certain succès mais bizarrement, je ne suis pas tellement surpris dans la mesure où j’ai toujours eu l’attention des gens dans la classe ou de mes collègues. Voilà, c’est comme une suite logique depuis plusieurs années.

Avant d’arriver au long, tu as réalisé une bonne dizaine de courts-métrages. C’est là que tu as trouvé cette liberté de ton et d’exécution qui caractérise ton style ?

Oui, j’ai fait des trucs assez amusants en courts-métrages mais je n’ai même pas gardé tous mes films. Il y en a que j’ai égarés. Je les ai tous tournés en vidéo. Mais le processus pour faire un court est le même que celui pour faire un long, ça veut dire que ça prend énormément de temps et ça, ça me cassait mon impulsion. Moi j’aime écrire un film le samedi, trouver les gens pendant la semaine et tourner le week-end suivant, aussi simple que ça ! Autant avec l’équipe qu’avec les comédiens, car j’avais plein d’acteurs autour de moi qui ne travaillaient pas tant que ça... Et moi non plus, donc on avait toujours assez de temps pour faire des choses ensemble. J’ai pu ainsi essayer beaucoup beaucoup de trucs. Le tout premier film que j’ai fait était une espèce de collage étrange. j’avais gagné un ou deux prix avec ça parce que c’était amusant, que ça se tenait au niveau narration. Les gens l’avaient bien reçu mais je ne savais pas encore ce que j’allais faire. Là on rejoint la discussion sur la narration…

Le jour où j’ai fait 1981, je me suis dit « c’est le produit qui me ressemble le plus de tout ce que j’ai fait d’autre dans ma vie ». Certes j’ai fait d’autres films qui ont bien marché et tout, mais celui-là, ça me ressemblait vraiment et ça avait une signature parce que ma voix était dessus. C’est excessivement long pour un cinéaste pour se trouver une signature, un film dont le public va identifier l’auteur au bout de dix minutes. Ça peut être le travail d’une vie et certains n’y arriveront jamais car ils changent de style à chaque fois, ils cherchent quelque chose, ce qui n’est pas un défaut en soit, mais ça ne te caractérise pas vraiment. Pour moi trouver mon style à quarante ans, c’était vraiment le bon moment. Je vais peut-être garder la narration encore un certain temps. Je veux essayer d’autres choses évidemment, sans narrateur, mais il se peut que j’y revienne assez souvent parce que je suis très à l’aise là dedans.

Dans un de tes films précédents, Le mirage, qui lui a été écrit par l’excellent comédien principal Louis Morissette, il a pourtant inséré certaines idées qui viennent en droite ligne de ton cinéma, je pense à la représentation des fantasmes par exemple. Il s’est inspiré de tes films ou ce sont des idées qui sont venues ensemble ?

Non, quand il est arrivé avec le scénario, il était plus conventionnel. Au cinéma, on peut se permettre des choses, les gens ne vont pas changer de chaîne. Je lui ai proposé de pousser deux trois trucs, les fantasmes notamment. Il en avait mis un ou deux de son côté. Mais on s’est bien entendus là-dessus. d’ailleurs on prépare un autre film ensemble dans lequel il n’ y a pas beaucoup de fantasmes pour le moment. Le film va être plus cru ! J’essaie aussi d’avancer avec l’histoire et de ne pas les rentrer à coup de marteau. Pour l’instant, c’est plus classique et on verra comment ça évolue…

Parlons donc crudité… Par rapport aux thèmes sexuels qui reviennent assez souvent dans tes films, ce qui n’est pas forcément fréquent dans le cinéma québécois, toi tu arrives à ne jamais tomber dans la vulgarité. Je ne pense pas qu’à la trilogie mais aussi à un film beaucoup plus noir comme Le mirage. Ça tient à mon avis au regard affectueux que tu portes au personnage de Patrick Lupien, joué par Louis Morrissette. Tu en fais un anti-héros mais à la fin, l’empathie perdure même si on le sent engagé dans une mauvaise voie qui va mettre à mal sa cellule familiale, il y a quand même quelque chose de chaleureux et d’humain qui revient…

Il faut toujours… Sur le papier, ça n’était pas évident parce que quand on présentait le projet, on nous disait souvent : « Ce personnage est antipathique, il va falloir faire quelque chose ». Et nous on était convaincus que, oui il était antipathique, mais à plusieurs égards, 90 % de ses actes ressemblent à ce que les autres font. Alors il y a un moment dans le film où il va trop loin, comme un dérapage, mais il y a encore moyen de reprendre le contrôle. C’est aussi que je suis extrêmement pudique, je ne montre pas certains trucs à moins que ce ne soit nécessaire. Je pense au sexe. D’abord, ce sont toujours des scènes extrêmement complexes à tourner. C’est rare que les gens y soient à l’aise, l’équipe technique et bien sûr les acteurs. Il faut vraiment expliquer clairement ce qu’on veut, qu’est-ce qu’on va voir exactement, surtout pour les actrices, quoi et pourquoi ? Elles posent des questions. Je n’ai pas connu les années 50 ou 60 – et je ne suis pas sûr qu’au Québec ça ait été le cas - où les réalisateurs étaient des espèces de dieux qui pouvaient exiger n’importe quoi. Nous c’est pas ça du tout ! (il siffle) « Tu veux quoi ? Ça ? » Et bien si tu n’as pas d’arguments, les gens ne risquent pas de te le donner. Avec raison peut-être. S’ils aiment ce que tu fais et pensent que ça va servir l’ensemble, ils vont embarquer, mais ça n’empêche pas les questions. Mais bon, même en tant que spectateur, si tu m’en montres trop, ça m’agresse un peu. Je n’ai pas de problèmes sexuels, j’adore ça, mais… quand ça tourne au voyeurisme, je trouve ça malhabile - vulgaire c’est le bon terme - et puis... ça m’énerve !

Tous les acteurs de tes films sont absolument excellents. Est-ce qu’en dehors des self tapes, il t’arrive d’écrire en pensant à certains comédiens, auquel cas c’est une osmose avec le casting ( Sandrine Bisson, Claudio Colangelo ) ? Ou est-ce que ça viendrait plutôt de ta manière de les diriger sur un plateau ou de les embarquer en leur racontant ton histoire ?

Plus j’avance dans ma carrière, moins c’est difficile dans la mesure où j’ai fait des efforts avec mon premier long-métrage, Québec-Montréal, qui était une comédie. Mais j’arrivais alors dans un paysage où les comédies étaient à l’époque beaucoup plus burlesques. Je n’irais pas jusqu’à dire que j’ai changé mais on avait un ton très réaliste et d’ailleurs certaines personnes de la profession ou des acteurs m’ont dit « On adore ce que vous avez fait, le ton fait vrai et surtout c’est pas con ! ». On avait fait un effort en particulier pour que les blagues ne soient pas loufoques. Pourtant, j’aime les trucs un peu loufoques à l’occasion mais là, on s’était dit qu’il fallait que tout soit crédible au maximum, même quand c’était drôle. Donc on a amené un ton réaliste qui a eu des répercussions sur certains créateurs par la suite. On m’en a souvent parlé, demandé conseil, fait lire ceci ou cela. À cette époque, on était un grand groupe d’amis qui travaillions ensemble. Tout ça pour dire que pour mes films suivants, les gens arrivaient déjà avec une proposition de jeu qui ressemblait à l’univers proposé par Québec-Montréal. Après pour la suite…

Pour prendre un exemple édifiant, je pense que chez Woody Allen, les acteurs de ses films n’ont plus besoin d’être dirigés depuis au moins vingt ans. On en a tellement vu qu’on a l’impression d’être dans le même film depuis trente ans ! Je pense que quand tu vas travailler pour un réalisateur que tu as vu évoluer, tu sais à peu près à quoi t’attendre, ta première proposition n’est jamais trop éloignée de ce qu’il lui faut. Si ça arrive, je corrige le tir. En ce moment, je travaille sur un projet télé où je peux me permettre d’être beaucoup plus loufoque. Je reste un grand amateur de sketches. Au début des années 90, sur TV5, il y avait des extraits des Inconnus. Quand j’ai découvert ça, j’ai halluciné : « C’est qui ces cons là ?? »Je me suis procuré tout ce que je pouvais et là, j’ai rigolé un bon coup. Eux m’ont fait beaucoup rire. Mes grandes influences viennent d’un comique plus burlesque. À mon souvenir, les premiers films vraiment drôles que j’ai vus et que je reracontais à la récréation, c’était Les sous-doués de Claude Zidi. C’était en 80 et c’était ma première grosse comédie, je devais avoir onze ans. Il y avait aussi les films de Pierre Richard, ceux de Louis de Funès qui ont vraiment été mes comédies de chevet. Il y en avait aussi au Québec mais pas tant que ça, c’était moins grand public.

Tout ça s’est combiné avec la grande découverte que j’ai faite à onze ans : Gotlib ! Là c’était le coup de foudre. Le ton, cette espèce d’ironie qu’il y avait dans tout son travail, ça ça m’a énormément plu. Et puis c’était du dessin ! Je pensais que j’allais devenir un grand fan de BD et finalement je n’ai jamais pu embarquer car je n’ai trouvé personne comme lui. On m’en a proposé : « lis Achille Talon ! » mais ça n’a pas le même rythme. D’abord ses dessins étaient beaux et d’une précision hallucinante. Et ses textes sont juste parfaits. Bon sur Les dingodossiers, ça se voit qu’il y a aussi Goscinny. Tout ça m’a beaucoup parlé quand j’étais jeune. Je n’ai pas nécessairement récupéré toute cette folie mais quand même, un petit quelque chose qui me trotte dans la tête. Tout ça pour dire qu’il se pourrait que j’en vienne à quelque chose de plus loufoque, de plus sketchy. Ce n’est pas encore arrivé mais je prépare quelque chose en ce sens !

À propos de la comédie au Québec, j’ai découvert Fanny Mallette pour un petit rôle dans une comédie qui m’a paru assez importante de par son côté décalé. C’est inspiré d’une série télé et ça s’appelle Dans une galaxie près de chez vous. C’est un humour assez absurde, souvent délirant et j’ai pensé qu’il avait pu influencer d’autres auteurs comiques…

Oui, ça aurait pu me plaire si on me l’avait proposé. J’ y aurais songé car j’aime bien ce côté super absurde.

On y retrouve le goût des dérapages fantasmatiques qui chez toi tranchent avec le look 70’s des décors et des costumes et la simplicité du quotidien d’une famille modeste, symbolisé par cette incroyable Lada. Non seulement ça parlait à la majorité de la société québécoise mais on retrouvait aussi un peu du ton du grand cinéma italien. Hormis le très bel hommage que tu rends à La dolce vita dans 1991, on peut imaginer que c’est une cinématographie que tu apprécies. Quand l’as-tu découverte ?

Très tard ! D’abord, malgré le fait qu’il soit italien, mon père n’aimait pas Fellini. Quand durant mes études je lui proposais d’en regarder un, il s’enflammait : ( il prend un accent italien rocailleux ) «  Mais non, c’est n’importe quoi ! Je comprends pas ce qu’il veut blablabla... » Ah, ça part mal… Je crois que j’avais vu La voce della luna et forcément, d’autres films de Fellini. Ça m’a toujours plu et en même temps je trouvais ça très vaporeux.

Je suis à l’inverse extrêmement précis dans ma façon de raconter. Tu ne peux pas comprendre de quinze façons ! Tu comprends ou tu comprends pas… Alors, Fellini c’est quand même un style d’écriture que je n’arriverai jamais à faire parce que j’ai pas… je n’ai pas confiance en la vapeur ! (éclate de rire) C’est absurde mais on a tous nos insécurités. Moi si j’ai l’impression que je ne tire pas au centre et que mon truc n’est pas clair, alors je vais vraiment me demander ce que je suis en train de faire exactement et à qui je parle alors que lui… C’est un maître pour ça. Tu peux voir ça et dire « Ah ça ça me touche ! ». Mais pour être franc, j’ai quand même préféré Sergio Leone, s’il faut parler des italiens…

sa truculence ?

Ah mon Dieu ! Et ça c’est risqué parce que la lenteur de ces machins là est hallucinante. Personne aujourd’hui n’oserait faire des plans d’1mn30 sur une paire d’yeux. Enfin peut-être Roma, le dernier film du mexicain Alfonso Cuaron qui se permet quand même une bonne audace dans sa mise en scène, au moins dans son rythme. Sergio Leone, ça vieillit bien ! Ces films vont passer tard le soir à la télé et pourtant ça t’embarque…

Il y a une gestion du temps que tu maîtrises très bien toi aussi d’ailleurs…

Ben… Au montage, on se sauve tout le temps de qui on est. Moi je suis quelqu’un d’un peu nerveux donc si j’ai l’impression que ça devient ennuyeux… Mon monteur, c’est pire ! Des fois, je le calme : « Attends un peu… On peut quand même rester là-dessus une minute, ça ne va pas tuer personne ! ». J’en ai un autre qui est même archi obsédé par l’ennui et il ne veut pas que ça se répercute dans le film. Mais on en revient à ce que je te disais au départ : on a l’impression de faire quelque chose de bien quand ça te ressemble vraiment. Il faut juste être honnête. Oui tu vas voir un film de Fellini et tu vas vouloir lui emprunter. Mais les films de Fellini ne ressemblent qu’à Fellini parce que c’est lui qui les fait. Ça fait partie d’un tout. Ça va être la même chose avec moi, avec Maxime ( Giroux ), avec celui à qui tu parleras tout à l’heure ( Marc Séguin ). On donne notre propre personnalité à ce qu’on fait. Ça a des répercussions dans le rythme, dans le choix de la musique, dans le ton des acteurs… et quand on sort de notre zone de confort comme je m’apprête à le faire, ça me rend vachement nerveux. Je ne serai pas sur mon X habituel et je ne sais pas ce que ça va donner.

Ça vient peut-être de ton sens de l’auto-dérision mais ton cinéma n’a pas peur de montrer les parties les moins flatteuses de notre être ( éclate de rire )

Tu l’as peut-être lu ou entendu ailleurs car je connais ma réponse quand on me pose cette question. On me demande aussi souvent la partie des choses vraies vs la fiction… Je rajoute que tout ce qui est le plus gênant dans mes films est assurément vrai. Les moments les plus embarrassants, avec le temps je les trouve très amusants. J’avais déjà parlé d’écrire « 2018 » sur ce qui m’est arrivé l’année dernière mais je n’ai pas encore assez de recul, je ne suis pas sûr que tout m’amuse. Dans 25 ans, là ce sera facile de l’imaginer !

Tu pourrais donc tourner ce qui serait la variation québécoise de La nuit américaine ( rires ) où on aurait les mésaventures, les déboires et les angoisses d’un réalisateur en activité…

J’essaye de retarder ce moment là ! Si on regarde en arrière, j’ai commencé à faire mon travail professionnellement en 1996-97. ça fait donc une plage de six ou sept ans qu’il me reste à explorer, en tout cas sous la forme actuelle. Je ne sais pas encore quoi faire, peut-être parler de mes premiers pas dans la publicité, ça pourrait être drôle ! Mais je ne veux pas rentrer dans le film dans le film, ça ne me tente pas encore et ça parlerait à moins de gens. Ceci dit si j’arrivais à les embarquer dans une aventure de six ou sept films, peut-être qu’à la fin je pourrais leur proposer ça. Je verrai bien !

Testons donc ta vue… Tu as dit qu’il y a une Joconde en chaque femme... Étant entendu que la Joconde, c’est le mystère absolu, qu’est-ce qui rend les hommes plus prévisibles ?

Je parle de moi-même de qui je suis, de ce que je ressens. Pour moi, je ressemble à la moyenne des hommes. Je ne suis pas exceptionnel et je mise beaucoup là-dessus. Pas emmerdant mais à pleins d’égards, assez ordinaire. Je me reconnais en les autres. Si on est honnête, ce qui est intéressant c’est d’accepter des trucs qui ne sont pas corrects. Tu sais que tu fais fausse route en pensant comme ça, mais le fait même d’y avoir pensé, ça fait partie de ta réflexion et il ne faut aucune gêne à le porter à l’écran parce que les gens vont se reconnaître dans cette même erreur. Il y en a qui au contraire se donnent un beau rôle et quand ils écrivent, tout doit être impeccable. C’est une erreur de débutant, ça donne des trucs qui n’ont pas d’âme et on ne comprend pas pourquoi.

Mais dès que tu caches trop de trucs, ça donne quelque chose de très « flat », de très plat. Au contraire, plus tu vas exposer tes défauts, plus ton personnage va avoir de la viande. Ce qui était facile lorsque j’ai tourné les trois volets de la trilogie, c’est que j’ai un très bon souvenir de la manière de parler des personnages, comment ils pensent. Donc versus des personnages inventés dans une fiction, c’est beaucoup plus facile d’avoir des personnages bien campés rapidement. Mais quand tu écris et que tu inventes tout, tu vas vite avoir des croisements entre certains personnages qui vont dire ou penser un peu la même chose. Donc c’est un des avantages dans le fait d’écrire sur sa propre vie. Tu peux le faire aussi sans le tourbillon graphique que j’ai pu créer dans d’autres films. Et puis j’ai quand même pris des parties de moi pour les mettre dans d’autres personnages, mais je ne l’avais jamais fait aussi clairement que ça, en assumant le nom même du personnage. Je me souviens que quand j’ai commencé à écrire 1981, pendant les quarante premières pages, j’avais donné d’autres noms parce que j’y allais en me cachant un peu et puis... j’en ai eu marre de m’appeler Alessandro ( il siffle ) C’est Ricardo et on s’en va à la guerre !

Un de tes running gags, c’est la fameuse chevelure qui rend Ricardo si charismatique. Pourtant aujourd’hui tu m’as l’air d’être un chauve serein ! ( rires )

Oui, je le suis devenu officiellement en 1998. C’est une bonne chose ! D’ailleurs je ne retournerai même pas en arrière, je ne veux plus de cheveux ! Parlons-en… Quand ça arrive, c’est un drame ! Dans 1991, j’ai fait une allusion à un film - mais ça tout le monde ne l’a pas remarqué - qui m’a beaucoup marqué et que j’ai vu à la télévision quand j’avais dix ans : The omen /La malédiction, un film bien américain sur l’enfant du diable. Il s’aperçoit à un moment donné qu’il a la marque du diable dans sa tête :666. J’ai donc refait ce bout de scène à l’identique mais très peu de gens le savent car c’est une connerie qui entre bien dans le film, donc personne ne m’en veut ! Mais ceux qui l’ont reconnu ont bien ri car c’était bien fait : mêmes plan, même type de découpage, même genre de musique. C’était un bon moment !

Parmi les effets qui deviennent récurrents, tu aimes incruster les pensées de personnages à l’image, ce qui colle bien avec la génération des textos et des mails. C’est aussi une autre manière pour toi de créer un dynamisme dans le plan ou la scène ?

Je trouve ça beau ! Au cinéma, si je peux me permettre de les faire parler au ralenti et de faire apparaître les dialogues, j’adore ça ! C’est encore du bricolage. Dans 1991, on parle du plan de l’appartement, car il faut vraiment qu’une fille se sauve de là. J’avais fait faire un plan genre architecte, un truc sur fond bleu avec tous les détails en blanc. Ça dure quatre secondes, ça n’a rien à voir avec l’esthétique du film et on ne l’a pas refait ailleurs, mais personne n’en tombe de sa chaise… Ça fait rire et c’est tout. Je peux vraiment insérer des trucs qui sont un peu hétérogènes et qui n’ont rien à faire là et ( bruit de bouche )... je les rentre là ! Comme toujours, ça fonctionne grâce à la narration. En tant que spectateur, j’aime qu’il y ait beaucoup de ce genre de collages. Le film prend alors différentes formes, différents looks. Il n’est pas seulement basé sur une seule chose, avec une espèce de rigueur. Des fois, j’aime bien que ça éclate, qu’il y ait aussi des glissements dans les films.

Comme dans d’autres succès pop du cinéma québécois (CRAZY, Dolan), tu aimes les envolées musicales, par exemple sur le Forever young de 1987. C’est une manière pour toi de rapprocher de façon instantanée le très personnel de l’intimité du plus grand nombre de spectateurs ?

Je suis mon premier public et moi, ça me fait beaucoup d’effet ! Ce sont des scènes que j’adore revoir parce qu’il n’y a pas de dialogues, c’est complètement lyrique. À tel point que si le film passe à la télé, je vais au moins attendre ce passage là… parce que bon, je ne reregarde pas tout ce que je fais tout le temps ! Mais là, même si c’est moi qui l’ai fabriqué, bizarrement, ça me touche encore ( rire ) ! Et puis le choix du morceau n’est pas un hasard. Jusqu’à ce jour - j’ai 49 ans -, ma best year sur la planète Terre, c’était 1987. C’est vraiment là où je me suis le plus amusé. Depuis, j’ai eu un enfant. C’est merveilleux, mais c’est autre chose… C’était une année où je n’avais pas le sou mais ce n’était pas grave, j’étais très positif et c’était une belle époque !

Au sujet des rêves de ton personnage de 1987, est-ce que les désirs d’identification de Ricardo à travers des vêtements ou objets de consommation ( le walkman ) ne conduisent pas à l’âge adulte à l’impasse de la vie de Patrick Lupien, l’anti-héros du Mirage. Un peu le même effet que la crise existentielle d’Edward Norton dans Fight club

Je suis en plein dedans. En ce moment, je suis en recherche de repères. Bon, c’est léger - enfin non c’est profond : je remets en question un mélange de choses liées à l’actualité. Si on regarde la qualité de ce que l’on mange, est-ce que je ne devrais pas habiter dans une ferme quelque part pour y faire pousser mes propres trucs ? Est-ce que j’arriverais à tout arrêter ? C’est un peu le même questionnement que le personnage du Mirage, mais sans avoir partagé ses débordements. Je ne suis pas en faillite, je fais attention à mes affaires. Je n’ai quand même pas un boulot aussi routinier donc j’arrive à être heureux au travail. Mais au-delà de ça, le simple geste de se nourrir, d’avoir la santé et de respirer un air de qualité me semble être le bon défi. Je pense beaucoup à tout ça, ça doit être normal dans l’évolution d’un être humain qui arrive à la cinquantaine. Si je n’avais pas une fille de douze ans qui va à l’école et est obligée d’habiter la ville, je pense que je ne vivrais pas où je suis. Le Québec est immense et on peut habiter dans plein de régions qui sont vraiment très belles mais aussi très angoissantes en hiver, parce que du 4 novembre au 30 mars, ça peut être assez violent : il fait nuit tôt, il y a un seul et unique événement culturel par semaine, ça ça pourrait m’angoisser mais comme je n’ai jamais essayé, ça me tracasse vraiment.

Le personnage joué par Louis Morrissette me ramène aux acteurs...Tu as grandement contribué à révéler une nouvelle génération de comédiens : Jean-Carl Boucher qui va t’accompagner à travers les années, comme héros mais aussi comme ton double, mais aussi Pier-Luc Funk, Simon Pigeon qui depuis est beaucoup plus loquace sur les écrans…

Simon Pigeon mais aussi Laurent-Christophe De Ruelle… J’ai vraiment choisi quatre garçons qui avaient la même énergie que nous à l’époque. C’est aussi des gens qui ont tous travaillé très jeunes, dès huit ou neuf ans. Dans le cas de Pigeon, il n’a pas encore eu de très gros rôle, mais toujours de bons rôles, mais rien qui en ait fait encore une star. C’est peut-être Pier-Luc Funk qui est le plus connu parce qu’il fait de tout, de l’improvisation mais aussi de la radio… Jean-Carl reste à 100 % comédien. L a réalisation l’intéresse beaucoup également, je pense qu’il va s’y mettre. Jean-Christophe De Ruelle est aussi comédien.

Mais je ne pense pas les avoir fait connaître, à la rigueur Jean-Carl un peu plus. Après trois rôles dans ces films là, les gens finissent par penser que c’est un mini-moi. Du coup, ils sont surpris quand ils le rencontrent parce qu’on n’a pas du tout la même énergie. Je suis très énervé, il est beaucoup plus calme. Mais évidemment qu’on n’est pas pareils ! Ce n’est qu’un concept, il n’est pas tenu d’être moi-même ! ( rire ) mais à la base, j’avais choisi ce garçon là pour son intelligence. Pour 1981, j’avais besoin d’un garçon de onze ans. Lui en avait presque quatorze. Il était petit, mais ça servait bien ma cause ! Comme il était calme, je pouvais bien lui expliquer ce que je voulais et il comprenait. C’est l’inverse de ce que moi j’étais à onze ans ! J’aurais été un énervé-dissipé et je n’aurais pas pu jouer dans mon propre film, j’aurais été trop con. ( rires ) Jean-Carl a aussi joué dans d’autres choses à la télévision. On peut dire que les quatre sont tous des jeunes vedettes québécoises.

Dans Le mirage, il y a une grande maîtrise d’un univers froid, moderne, aseptisé qu’on retrouvait aussi l’an passé dans Le problème d’infiltration. Comment les classes plus aisées ont reçu un film aussi critique et qui par ailleurs commence à traiter d’un thème très à la mode aujourd’hui, celui de l’addiction au porno ?

Pour le porno, c’est comme dans la vie, les gens ne t’en parlent pas tellement. Ils n’entrent pas très profondément ni dans les questions, ni dans les réponses. Pour ce qui est de la peinture sociale, ce sont des gens qui réagissent moins fortement que les classes populaires, c’est donc plus difficile d’avoir des avis. Ces gens là n’aiment pas se retrouver dépeints à l’écran, surtout de la façon dont on les fait se reconnaître ici, c’est un peu embarrassant. Je pense néanmoins que beaucoup ont du se reconnaître. Après tout, j’ai accepté de le faire après lecture du scénario parce que ça pouvait ressembler à plusieurs égards à ma vie. « Je ne serai pas le seul ! », c’est pour ça que je me suis embarqué là-dedans. Mais comme c’est gênant les gens ne vont pas lever la main pour dire « Mon Dieu, mais c’est moi ! », surtout avec le dénouement… Mais si je fais confiance au box office, ça a du fonctionner pour plusieurs spectateurs !

Avant Robert Morin qui va reprendre ce plan séquence pour Le problème d’infiltration, la caméra était déjà extrêmement mobile, les plans séquences créaient un chaos domestique…

Mais ça c’est quand on te permet de faire de la mise en scène au cinéma… J’ai en effet deux ou trois séquences assez longues dans ce film là. C’est là le plaisir d’être réalisateur et de se retrouver dans ce contexte où tu disposes de toute ta journée pour faire ce plan. Tu le prépares pendant six heures et quand tu en viens au tournage, tu fais au maximum trois ou quatre prises. Dans Le mirage, j’ai fait ça trois ou quatre fois, mais j’adore ça ! C’est un autre niveau de stress pour les acteurs parce que là, ça ressemble plus au théâtre, toutes proportions gardées. Il faut se concentrer parce que si on se trompe dans cinq minutes, il faudra tout recommencer. Mais ici, je n’ai rien truqué, ce sont de vraies séquences. Souvent quand c’est possible, je rajoute la musique à tout ça… C’est du cinéma pur et dur mais ce n’est pas toujours possible. Car si tu rentres ces moments en force, c’est maladroit et ça dépasse trop de l’ensemble. Il faut faire attention à ça, c’est un peu dangereux.

J’imagine que ça vient aussi après pas mal d’années de travail puisqu’il me semble que tu as des collaborateurs très fidèles comme Steve Asselin, ton directeur photo…

Oui, mais pour Le mirage, c’était Jonathan Decoste. Steve Asselin a fait tous mes premiers films et la trilogie. Je travaille avec les mêmes DOP, mais il arrive au Québec comme ailleurs, que j’ai un trou de production, que je peux commencer à travailler au mois de mars mais que lui n’est pas libre. Je ne vais pas non plus m’empêcher de tourner. Je peux attendre quelqu’un pendant une semaine ou deux mais pas pendant six mois. Et aussi au Québec il y a beaucoup de gens talentueux : il doit y avoir facilement une bonne vingtaine de chefs opérateurs, donc pas de stress ! Bien sûr, il reste à développer une chimie. Mais j’ai fait une émission de télévision avec une fille qui s’appelle Geneviève Perron avec qui je vais assurément retravailler car elle est extrêmement talentueuse. Elle, elle fait tout à l’épaule, c’est très organique. Rien à voir avec ce que je fais moi d’habitude. Elle m’a amené une autre façon de voir les choses. Je vais bientôt amener ça dans un film pour le cinéma. Ça donne une autre signature, mais ce qu’elle fait est magnifique !

Tu aimes beaucoup tourner pour la télévision. Quelle liberté y trouves-tu, quelle inspiration ?

De moins en moins... ( éclate de rire ) Sincèrement, à la télévision, j’ai l’impression de tout recommencer à zéro à chaque fois. Le niveau de confiance n’est pas le même qu’au cinéma. À plusieurs étages, plusieurs personnes vont se mêler de la production, donc c’est le grand univers des compromis ! Ça peut aller si tu acceptes d’approcher un projet sous la forme d’une petite collaboration. Mais des fois, je n’ai même plus envie de m’appeler réalisateur. Ou alors « réalisateur de collaboration ». Je n’ai même pas le dernier mot sur le choix des acteurs principaux, c’est dire… Le diffuseur a son mot à dire, un grand mot, donc il faut que je négocie. Au final, je ne sais même plus si c’est un peu, beaucoup ou pas tellement à moi. Ce qui est sûr, c’est que je préfère la liberté du cinéma et de plus en plus en vieillissant. Mais bon, faire de la télé, c’est quand même bien, c’est mon job. Ça me permet de rencontrer d’autres comédiens de travailler surtout à un autre rythme, vraiment plus rapide…

Dans la vie, j’ai le choix entre trois choses : le cinéma, la télévision ou la pub. Je fais les trois, pas dans les mêmes proportions. Comme partout, un film ça coûte cher, ce qui fait qu’on n’est pas au rythme d’un film par an. Et puis je n’aime pas faire comme ça parce que j’aime avoir le temps de réfléchir. Je suis donc obligé d’alterner et la télévision est un « mal nécessaire ». Non, c’est trop méchant... Ça reste pour moi une autre forme de plaisir qui m’oblige à être plus humble et à accepter de collaborer avec les idées des autres.

Entretien réalisé par Pierre Audebert au festival 48 images seconde de Florac. Remerciements : Guillaume Sapin et Lorianne Dufour.

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