Entrevue de Mon cinéma québécois en France

Si tes origines sont espagnoles, tu es native de Rouyn-Noranda et une disciple de l’école de Lynn Vaillancourt, héroïne de ton premier documentaire, Danser avec elles (2014). C’était donc important pour toi de commencer par ce film sur elle.

En fait, cette femme dirige la même école depuis 52 ans avec des valeurs très humanistes, très inclusives depuis toujours et ça ne l’a na pas gêné pour enseigner à des enfants qui avaient des handicaps physiques, de la surdité, ça ne dérangeait pas. Et le fait que ce soit la même femme qui fasse ça depuis si longtemps dans une petite ville minière où il n’y avait rien au départ pour les femmes, je trouvais que cette femme était vraiment un personnage. Donc j’ai fait le film en me disant qu’il y avait une histoire à raconter. D’autant que les enfants qui s’inscrivent là vont y passer plusieurs années et quitter l’enfance à travers la pratique d’une discipline artistique, mais façon loisirs. Parce que souvent la danse, c’est hyper codifié, en particulier la danse classique. Il faut souvent aller en internat et on ne peut pas manger ce qu’on veut. Après, quand le film a été présenté à Toronto, à New York, un peu partout, les commentaires que les gens me faisaient m’ont permis de me rendre compte que ça montrait aussi des choses que je n’avais pas vues. Sur la pédagogie, sur le rapport à l’enseignement, sur la façon dont on peut enseigner la danse sans être dans un cadre qui peut finir par blesser les corps et les psychés des élèves. Voilà pourquoi c’est si important pour moi de raconter l’histoire de cette femme et de cette école là. Autre chose que je n’avais vraiment pas remarqué, François Lévesque, du Devoir, écrivait « c’est drôle car dans ce film d’1h30, il n’y a pas de téléphones portables et on n’y parle pas de garçons ». Comme si c’était impossible au cinéma que les filles aient des préoccupations qui leur soient propres ! J’ai donc pris conscience par la suite de l’importance du film.

Est-ce que c’est plutôt une nécessité de transmission ou un besoin d’expression à travers un nouvel outil qui t’a fait t’orienter vers le cinéma ?

Moi j’ai toujours fait de la danse à Rouyn, en dilettante, pour mes loisirs. Ensuite au CEGEP, j’ai eu des cours de cinéma. Ça a été un coup de foudre et j’ai décidé que pour mes études universitaires, ma maîtrise, ma matière serait le cinéma. C’est ma spécialité. La danse, c’est toujours à côté. C’est comme si, sans que je le veuille ou m’en rende compte, les deux se sont croisés. Ce sont les deux disciplines que j’utilise pour m’exprimer artistiquement. Ça se passe au croisement de la danse qui est très éphémère et qui n’existe que sur le moment et du cinéma qui permet de rendre permanent ce côté éphémère. De fil en aiguille, tous mes films parlent de danse, mais je ne m’en suis pas rendue compte. Il n’y avait rien de planifié ou de volontaire. Ce sont des choses qui me préoccupent, qui me touchent et ça fait partie de ce que je raconte. Maintenant que j’ai quelques films derrière moi, je remarque en effet ces deux spécificités. Moi je ne suis pas une danseuse. Je ne suis allée dans aucune école de danse accréditée.

Tu avais sans doute remarqué ce véritable sous-genre du cinéma québécois qui est le film de danse qui existe déjà depuis longtemps, dès la création de Vidéo femmes. On a l’impression que chez vous, c’est presque une institution avec entre autres une grosse production de courts-métrages quand en France c’est très peu répandu.

Je n’étais même pas consciente que ça existait. Après j’ai vu qu’on pouvait l’inscrire à des festivals de danse ou à des festivals de films sur l’art. Ça je le savais mais après il y a vraiment des trucs spécifiques comme des festivals de films de danse contact. Là, ça devient hyper niché et il y en a plein, partout, mais je ne le savais pas. C’est sûr qu’avec la pandémie ça a augmenté parce que pour les subventions aux troupes de danse, ils ont dit « faites un film plutôt qu’une présentation publique » parce que les théâtres étaient fermés. Mais cette tradition là, à part Mc Laren… Et tout d’un coup je m’en suis aperçue et je me suis dit « Oh, je fais de la cinédanse ! ». C’est ce qui m’intéresse mais sans vraiment l’avoir voulu. Ça a été spontané.

Vu de France on a l’impression que la pratique sociale et artistique de la danse renforce le lien communautaire, le vivre ensemble. D’ailleurs Lynn Vaillancourt conseille à ses jeunes élèves d’ « aller vite vers tout le monde » pour être à l’aise rapidement.

Ça c’est encore une particularité de cette école que je trouve super chouette car souvent la danse, c’est très compétitif parce que tu veux être la prima donna. Et donc tout le monde veut être ennemi. À l’école de danse de Lynn, c’est le contraire car elle travaille beaucoup avec des élèves amateures dans une région qui est à 625 kilomètres de Montréal et elle veut absolument n’exclure personne. Tout le monde est bienvenu et pour que tout le monde soit bienvenu, particulièrement à l’enfance et à l’adolescence, ça prend une forme de bienveillance et de surveillance. On ne rejette pas. Tu as le droit d’avoir une incompatibilité de caractère. Tu n’es pas obligé d’aimer tout le monde ou de t’entendre bien avec tout le monde, mais tu respectes fondamentalement tout le monde. Et cette valeur humaine là est très très forte chez Lynn Vaillancourt et je suis contente du commentaire, parce que pour moi c’est important que ça transparaisse et – je me trompe peut-être mais c’est une impression – c’est vrai qu’il y a peut-être quelque chose dans la danse, surtout quand c’est fait dans un contexte avec des non-danseurs ou dans un contexte de non-performance : le corps permet un langage, puis une connexion autre qu’on voit aussi dans Habiter le mouvement (2020) ou Axiomata (2022) et qui est chez moi est super importante. On vit beaucoup dans un monde très rationnel où on a beaucoup valorisé la tête, l’esprit, le cerveau, cette intelligence là. On dit même qu’il y a le corps et l’esprit, que le corps est l’enveloppe et que donc l’esprit est plus important. Quand on meurt, ce n’est que l’enveloppe. Je pense qu’on a peut-être un peu trop mis de côté l’intelligence du corps. Je trouve dommage qu’on soit déconnecté de notre corps à ce point là. Le cerveau est quand même dans le corps ! (rire) De se reconnecter avec l’intelligence du corps fait qu’il a aussi conscience des corps autour. Il se crée cette cette énergie là, ce respect, cette écoute dans un contexte comme celui-là.

Est-ce que cette philosophie là a essaimé ailleurs au Québec ou l’école de Lynn Vaillancourt est-elle unique ?

On est très loin et je ne sais pas s’il y a vraiment des échanges. C’est l’école que je connais mais je n’ai pas l’impression que ce souci là soit partagé. Souvent, la danse est une discipline, une pratique artistique et il y a donc un objectif esthétique. Ou anti-esthétique mais on a quand même un objectif. Qui va souvent primer sur l’humain. Dans cette école là, l’humain va passer avant. Il est tout le temps plus important. Ça existe peut-être ailleurs mais là elle a quand même un certain âge car cela fait 52 ans qu'elle fait ça. Les gens demandent "Est-ce que quelqu'un veut prendre la suite? " Mais c'est l'œuvre d'une femme, c'est impossible ! Il faut être chorégraphe, costumière, un peu psychologue, être capable d'enseigner à des enfants de 3 à 20 ans. Elle a aussi construit cette école là à son image donc si quelqu'un la reprenait, ça changerait aussi. Bien sûr, il resterait des valeurs. On n'a pas le monopole de la bienveillance, loin s'en faut. Mais dans les disciplines artistiques de la danse, il y a une volonté d'être parfois très théorique, ce qui a pour résultat de créer une élite à laquelle d'autres n'ont pas accès et ça crée beaucoup d'entre soi, des disciplines de danse bien particulières. C'est pas le style de Lynn et c'est drôle parce que ce n'est pas non plus le style de Thierry qui fait l'objet de mon deuxième long-métrage, mais sans qu'ils se connaissent. Ils se croisent par hasard.

C'est l'approche qui t'intéresse... Dans les films de danse québécois, on retrouve presque systématiquement le lien à la nature. Il est dit dans Habiter le mouvement que le rythme de la nature est différent de ceux des humains. Alors qu’est-ce qui pour toi unit le cinéma, la danse et les éléments naturels ?

C’est drôle parce que j’ai une collègue qui m’a dit en regardant les films : « Dans le fond, ton sujet ce n’est pas la danse, c’est le territoire ». Oui, c’est une bonne piste ! C’est encore le lien avec le corps qui émane d’un territoire donné, qui fait le sel d’une personne, qui nous définit, dit d’où on vient, d’un territoire donné et qui a forgé qui nous sommes. Le rapport à la nature vient aussi d’un paquet d’influences. Mon père est un randonneur qui passe sa vie dans la forêt à faire les sentiers. Mais pour Lynn Vaillancourt aussi, l’influence de la nature est capitale. Elle dit toujours aux enfants : « Allez dehors, allez voir les oiseaux ! » Il y a cette volonté d’être en contact avec la nature. Ayant dansé là plusieurs années et étant impliquée dans cette école là, ça a du teinter mon rapport au territoire. Ça fait un peu mièvre de le dire comme ça mais il y a comme une grande danse de la vie et si on prend le temps de ne faire que regarder, tout bouge, tout danse, tout parle. Ça rejoint ce que dit Joséphine Bacon : « on danse sur le territoire qu’on est ». En tant qu’humain ou animal, tout faisons tous partie d’une grande chorégraphie qui s’influence et peut être harmonieuse si on y porte attention, plutôt que non harmonieuse si on ne fait juste que penser à soi comme un être unique, distinct de la nature, des animaux, distinct de l’autre parce que je suis moi. Ma piste principale quand je fais des films, c’est un peu le contraire. Je crois fondamentalement en l’intelligence du corps et qu’on est tous la même chose. Tous les corps, ça implique vraiment les arbres, les fleurs, les animaux, les poules, les roches. On est tous des corps, tous la même chose. C’est peut-être un peu flou comme réponse ?

C’est une cosmogonie, une pensée proche des autochtones et ça ne me surprend pas vraiment. Au Chiapas, on dit « Même les pierres sont zapatistes » ! Après, est-ce que je bouge là-dedans ? Je ne sais pas.

Mais même moi, je ne pense pas que j’y arrive tout le temps. C’est quelque chose en quoi je crois, ce vers quoi je tends. Après, il est très difficile de se soustraire au courant dominant qui nous amène ailleurs.

Donc c’est une recherche et un travail. Tu as développé une étroite collaboration avec le cinéaste Dominic Leclerc, autant pour les prises de vue que pour le montage. Comment vous répartissez-vous le travail et quelle préparation effectuez-vous en amont ?

Alors, ça a un peu évolué au cours des projets… De façon générale, moi je m’occupe de la demande de financements. Le projet naît mien puis je lui en parle « Est-ce que ça, ça et ça, ça t’intéresse ? » « Oui ! » Je fais la demande et puis quand j’ai l’argent, je commence à travailler avec des gens. Avant ça, ça ne me dérange pas de travailler seule car ça me met très mal à l’aise de faire travailler des gens gratuitement Après la confirmation, on fait souvent une ou deux rencontres préparatoires pour voir vers où on s’enligne (se rejoint), puis sur le plateau de tournage en tant que tel, je laisse beaucoup de liberté à Dominic. Souvent, je suis derrière. Les premières fois, j‘étais assise avec un moniteur vidéo mais maintenant si je me place bien, je vois dans sa caméra. On a beaucoup simplifié. Sur Danse avec elles, il y avait Dominic, un preneur de son et moi, c’est tout. Sur Habiter le mouvement, il n’y avait que Dominic et moi. On avait une coordinatrice de production et une assistante pour les datas, mais on a rapidement décidé que le film ne serait pas vraiment sonore. Il faut dire qu’on filme beaucoup de choses au ralenti au tournage. Ou si Thierry parle, c’était pour avoir sa parole. Ensuite, c’est surtout en fin de journée qu’on regarde ce qu’on a et ce qu’on n’a pas et là, on commence à construire.

Pour Danse avec elles, je savais ce que je voulais raconter. Je connaissais très bien l’école pour y avoir dansé plusieurs années donc j’avais ciblé dans le calendrier : « On va aller là, là et là... » Ces trois personnages là vont être centraux parce qu’elles partent. Il y en a une qui reste, deux qui partent. Dans les enfants, on choisit elle ou elle, donc on cible les personnages. Enfin, au montage, c’est Dominic s’en occupe mais moi je suis toujours là. Je regarde et on a construit l’histoire de Danse avec elles ensemble.

Pour Habiter le mouvement, c’était différent en raison du temps d’attente pour les financements et surtout parce que pour le tournage, je ne savais pas ce que j’allais faire. Je savais que je ne voulais pas faire « Danse avec lui » puisque je venais de faire Danse avec elles et sur Thierry Thieû Niang, il y a déjà Danser le printemps à l’automne ou Une jeune fille de 90 ans où on le voit beaucoup enseigner donc je ne voulais pas refaire ces films là non plus. C’était donc comme une immense résidence, une recherche pendant le tournage où on filmait le territoire. J’avais des pistes. Au départ, le titre de travail était Territoire et correspondance. Sur chaque lieu, on filmait des choses car dans sa démarche, Thierry fait beaucoup de créations in situ et il va être influencé par ce qu’il y a. Moi quand j’arrivais, je regardais comme quand on est arrivé à Pasbiviak et que j’ai dit : « il faut y aller en bateau ». Donc mes coordinatrices de production m’ont trouvé un bateau et on y est allé. C’est aussi que quand tu fais le geste de tirer l’écoute de la grand-voile super précisément, c’est un geste qui devient chorégraphique. On est donc allés filmer ça, puis après j’ai apporté les écoutes à Thierry, les cordes, et il a fait des exercices avec ça. Puis il les a enlevées et les mouvements se faisaient avec des cordes imaginaires. Ça crée une autre dynamique qui est aussi précise. Un travail nourrissait l’autre.

On est donc partis avec cette même démarche et c’est vraiment en post production que ça s’est fait. Au début, ça s’appelait Huit histoires qu’on ne raconte pas. Je me suis dit « OK, on va avoir des chapitres avec des porteurs de parole » et à partir de là, j’ai scénarisé pour demander la bourse. On l’a obtenue et c’est en dérushant avec Dominic que je me suis dit qu’il y aurait neuf chapitres. Puis ensuite dix mais « Dix histoires qu’on ne raconte pas », c’est pas beau, ça ne marche pas. J’ai donc eu beaucoup de difficultés à trouver mon titre... (rire) Mais l’idée que ce soient des chapitres, des prises de paroles et que ce soit comme dans un diagramme de Venn, là où se rejoint la parole de Thierry, la mienne et celle des participants. Le film est quand même un portrait de Thierry mais on ne le voit que treize secondes en son synchro à l’écran. Pour le chapitre où il prend la parole, je l’ai fait doubler en anglais parce que j’avais l’impression que ce serait plus intéressant d’une part qu’on ne le reconnaisse pas et aussi parce que quand on avait fini le tournage, il enlevait rapidement le micro. Je sentais qu’il y avait eu beaucoup de film sur lui et qu’il en avait peut-être un peu assez, donc il y avait une forme de pudeur, de respect. Mais je ne l’ai pas consulté pour ça. Je me suis dit, le chapitre à Thierry, ça va donc être un british. J’ai réécrit traduit, fait enregistrer par quelqu’un d’autre et c’est devenu la trame narrative de sa prise de parole à lui.

C’est donc vraiment après que la scénarisation s’est construite et c’est ça qui est super avec Dominique, c’est qu’il fait plein de propositions : « On pourrait essayer ça ou ça… Celui-là, on le fait en noir et blanc, celui-là en 16/9, celui-là... ». Au final, chaque chapitre est différent, ce qu’on n’a pas le droit de faire normalement. Il y avait un chapitre super important pour moi où on devait aller dans une communauté autochtone avec Thierry. Mais le jour où on est arrivés, notre fixeur là-bas a fait une pneumonie et a été hospitalisé, donc on n‘a pas pu y aller. Mais j’avais déjà l’entrevue avec Joséphine parce que j’habite un territoire polyglotte, donc pour moi c’était important que ce soit français, autochtone ou anglais et comme ma langue maternelle c’est l’espagnol, c’était aussi important pour moi qu’il y ait un chapitre dans cette langue là. Ça n’a rien à voir, mais je me promenais à Madrid avec ma tante qui va beaucoup dans les librairies alternatives ou dans les foires aux livres parallèles. Il y avait un fanzine qui s’appelait Territoire politique et c’est une partie de ce guide là que j’ai utilisé. «  ça a l’air de t’intéresser, je te l’achète ! » Elle me l’a offert, je l’ai lu et je me suis dit « Ok... Je vais faire lire ça par des voix de femmes qui viennent toutes de ma famille ou de mon entourage » et c’était donc évident qu’il y aurait ce chapitre en espagnol. Thierry a aussi un chapitre en espagnol parce que vu la connaissance artistique que j’ai eu de lui, je trouvais ça cohérent que le film aie plusieurs langues. Pas par rapport à moi mais pour mon sujet, Thierry, parce qu’il a travaillé un peu partout dans le monde. C’est donc un portrait de Thierry sans voir Thierry et je voulais que les gens qui regardent le film se sentent comme un participant. C’est pour ça que ça commence dans le noir… Il s’adresse à nous. Je voulais que chaque personne comprenne. Revenir au corps, revenir au territoire.

Tu peux expliquer le diagramme de Venn ?

Ben, c’est l’ensemble A, l’ensemble B et où l’ensemble se croise. L’ensemble Thierry, l’ensemble Béatriz et la parole de tous les participants. C’est ce qui m’a guidé pour sélectionner au montage ce que je retranche ou ce que je garde. Je garde ce qui est à la fois la prise de parole de Thierry, ma prise de parole et celle de ceux qui ont expérimenté les ateliers de Thierry. Là où ça se croise et où tout le monde est d’accord. D’ailleurs, le film finit un peu comme ça, parce que Thierry faisait faire des exercices où une personne dansait, un personne décrivait à l’autre ce qu’elle avait vu et puis celle qui avait reçu la description allait ensuite danser. Deux personnes qui dansent et un transmetteur. C’est là que Thierry a cette parole là qui dit «  Vous avez vu ? C’est elle et c’est lui en même temps, pour se raconter et raconter tout un monde à la fois ». Lui parle de cette danse qui vient d’avoir lieu et moi je trouvais que ça parlait du film. Le film fini, il nous laisse en disant «  Ce que vous venez de voir, c’est lui, c’est Thierry et c’est elle, - c’est moi ». On a raconté un monde qu’on a traversé en faisant la tournée. Et il dit « Merci beaucoup d’avoir accueilli cette chose qui n’était pas évidente », lui en parlant de ses ateliers-mouvement, moi en parlant du film documentaire qui a une facture plutôt nichée, inhabituelle et qui n’est pas évidente parce que le film raconte beaucoup de choses mais sans quête, sans personnage principal, sans protagoniste ou antagoniste. Il n’y a pas les ingrédients, juste des chiffres de chapitres pour maintenir le spectateur dans un chemin et pour pas qu’il se perde trop. C’est là où le diagramme de Venn fonctionne entre ce que Thierry dit et ce que moi je pense de la danse ou du corps et les participants. Pour faire un portrait de lui qui soit plus poétique et en tout cas, différent de ce qui avait été fait. Ça ne sert à rien, on va faire autre chose.

Tu travailles également assez souvent avec le compositeur Antoine Bédard, auteur du projet Montag. Est-ce que vous utilisez sur le tournage des parcours sonores comme ceux qu’il crée ou est-ce plutôt une transposition de ces recherches dans la bande sonore ? Dansez vous avec ou sans musique ?

En fait, pour Danse avec elles, moi je ne voulais pas pervertir le travail de Lynn donc on a pris tout ce qui était intradiégétique et ce qui a posé problème par la suite pour la distribution. Un distributeur m’a approché mais je lui ai dit que ça ne marcherait pas car je n’avais pas les droits. J’ai fait la démarche pour tout ce qui était québécois. Ils m’ont dit oui et « Si un jour, tu deviens riche avec ça, recontacte nous ». Je leur ai dit « Mais surtout garde ton travail, lâche pas ton job ! » (rire) On entend tellement de musiques... Ils m’ont dit « on va s’informer » et ils ont demandé à l’ONF et c’était six mois de travail à temps plein et 100 000 dollars de budget. Je trouvais ça indécent pour un film qui existe déjà. D’une part, je n’ai pas cet argent là mais en plus si je l’avais, je le donnerais plutôt à des gens qui n’ont pas l’eau potable. J’aimais mieux avoir un film qui ne soit pas distribué ou simplement dans un contexte artistique. Mais j’ai appris de cette expérience.

J’ai donc dit à Dominic Leclerc : « On prend du son, mais on refait complètement la bande sonore sauf les entrevues ». Après, j’ai envoyé le truc à Antoine. Pour Axiomata, c’est encore plus silencieux. On n’a que tourné l’image. Moi j’adore ça parce que là, j’envoie le film à Antoine Bédard et il me le renvoie avec musique et conception sonore. On s’est parlés avant bien sûr... « Ok, je te propose ça, si je vais là, là ou là ». Antoine est un ami de l’Université mais on n’habite pas dans la même ville. Je l’ai recontacté pour mon film. « Ah, ce serait le fun ! ». C’est aussi lui qui a fait Axiomata et c’est vraiment formidable parce que ça arrive à un moment où tu es un peu épuisée, à la ixième version du montage. Tu as vu le film plusieurs fois et tu commences même à le trouver un peu ennuyeux, voire mauvais. C’est une période où tu as besoin d’énergie et là Antoine arrive et « Oh, c’est super inspirant ! Je vais faire ça... ». Il te ramène le film et c’est comme un nouveau film. Il a rajouté des couches de sens.

La part des mes collaborateurs dans mon travail, Dominic, puis Antoine est vraiment déterminante et importante. Moi j’ai les idées et je dois avoir certains pouvoirs pour convaincre les gens parce que je leur dis « Venez, on va aller dans le bois flatter des arbres, puis on va faire un film et ça va être bon ». Des fois, je me dis que je suis vraiment effrontée et que j’ai beaucoup d’ego pour convaincre ces gens de me suivre dans ces folies là. Du fait d’être avec eux, je ne me pose pas ces questions là. C’est plus après coup « Ah mon Dieu, qu’est-ce que je viens de faire ? »Après le résultat, quand on arrive à toucher des gens, là je me dis « OK, ça aura valu la peine ». Mais je sais que pour toucher ces gens là, le travail de Dominic et d’Antoine est déterminant. Vraiment.

On est frappé dans tes films par la nécessité d’intergénérationnalité, jusque dans le mélange des paquets de corps exprimant la nécessité du toucher dans un des chapitres de Habiter le mouvement. C’est important pour toi d’exprimer que la nécessité du rapport au corps passe dès le plus jeune âge ?

Oui, absolument et pourtant ici, la décision organisationnelle n’était pas de moi. C’est plutôt Thierry qui tient à sortir de l’entre soi dont je parlais tout à l’heure et qui va enseigner à des jeunes, à des trisomiques, dans des prisons, à des primo arrivants, à des gens qui sont en phase terminale à l’hôpital et qui ne parlent pas français. Il fait des résidences de danse là. Pour lui, ça c’était très important et l’organisateur, Sylvain Bleau qui est un directeur de festival de Cinédanse ambulant qui s’appelle La Caravane de Phœbus. Pour la démocratiser et lui donner un accès, c’est super important pour lui et c’est le fondement de sa mission. C’est quand il a fait Cinédanse que j’y ai rencontré Thierry. J’ai projeté Danse avec elles en clôture et il y avait le film de Thierry l’après-midi. Il est venu me voir après et il m’a dit « Vous voyez, on cherche la même chose. Moi, n’importe quand, je vais dans le Nord... » et Sylvain Bleau a entendu et a dit « C’est ça mon prochain projet : je fais revenir Thierry, tu fais un film ! ». Et lui organisait la tournée. Pour lui c’était super important qu’il y aie des ateliers intergénérationnels et que ce soit gratuit. Ça, pour Sylvain Bleau, c’était fondamental.

Parce qu’il voulait justement que la danse soit un mode de communication et qu’on retrouve ce besoin fondamental de danser duquel nous sommes - au Québec en tout cas - très coupés. Tu vas dans d’autres cultures, c’est pas ça. Il y a des gars qui dansent divinement bien au Québec mais c’est super mal vu. Ils dansent comme ça dans les discothèques, mais très peu en fait… Donc pour Sylvain c’était super important et ça correspondait à la démarche de Thierry et moi je suis en accord avec ça, j’ai suivi la tournée. J’étais très chanceuse et j’ai capté ça. Après, j’ai fait le choix de le conserver au montage. Et c’est fascinant parce que cette séquence là, ce sont des gens qui ne se connaissent pas. Certains, mais l’ensemble du groupe ne se connaissait pas. Thierry a fait un atelier de trois heures avant midi, une pause pour déjeuner et ensuite il a fait ça. Tout le monde est super content et embarque là dedans. Dominic filmait et il me regardait. « On dirait que je suis en train de filmer la fin du film Le parfum ! » (rire) Il y a un plaisir à se toucher là qui n’est absolument pas sensuel ou sexuel. Cette capacité de communication par le corps est fascinante et ça rejoint la pensée de Thierry, celle des participants et la mienne.

Et puis au montage, on a quand même, en fait dans tous les films, j’ai le souci et Dominic aussi, beaucoup, - là c’est super d’être deux regards parce que des fois, on ne voit pas la même chose - de désexualiser les corps, particulièrement dans Danse avec elles, et c’est aussi pour ça, entre autres, qu’on tourne en noir et blanc, parce qu’il n’y a pas de chair, car ce sont toutes des jeunes filles en puberté. Par ailleurs, c’est une école qui a des valeurs qui peuvent paraître surannées. On s’est posés la question, on a fait des tests et finalement c’est le noir et blanc qui l’a emporté. Après, c’est super pratique parce que tous les costumes sont gris, donc tu es toujours raccord. Au montage, je me suis dit : « Quelle bonne idée ! Tout le monde est toujours habillé en gris ». (rire) Ça désexualise. Et quand on a monté cette séquence là, dès qu’on voyait trop des fesses ou si la caméra était placée de façon étrange et que le contact peut être interprété d’une autre façon, on disait « Non ! On coupe ! » pour ne garder vraiment que ce qui sert le propos. Même chose dans Axiomata où c’étaient des non-danseurs. Moi je ne voulais pas qu’ils aient l’air de non-danseurs, je voulais qu’ils aient l’air de corps en mouvement, authentiques. Ce qui fait qu’à chaque fois que je vois quelque chose d’un petit peu placé, d’artificiel ou qui ne fonctionne pas, on l’enlève. Et puis Dominique a le regard super fin sur ce fait : « on enlève ! ».

Comment s’est passée la rencontre avec Thierry et qu’est-ce qui t’a le plus touché chez lui au départ ?

La première fois, c’était donc à Cinédanse Québec, pour la clôture. Sylvain Bleau avait déjà fait donner trois ateliers par Thierry à des aînés au Musée de la Civilisation et on pouvait aller s’y asseoir tranquille et regarder. Moi je suis allée voir ces ateliers là et j’étais hyper émue de voir d’abord la variété des corps, de voir des aînées car ce n’étaient que des femmes de plus de 65 ans. Ce sont des corps qu’on ne voit pas, qu’on nous montre pas, que l’on sort. Après la retraite et particulièrement pour les femmes, c’est « Vous n’existez plus » et de les voir assumer leur corps, bouger et danser, ce bien être là et cette façon que Thierry a de travailler avec ce respect fondamental du corps humain, ça m’a vraiment touchée, bouleversée. Et quand après j’ai vu son film qui était Danser le printemps à l’automne, j’étais en pleurs après le film. Je me disais « Bon, toi tu présentes ton film. Tu sais que quand tu es dans les festivals, tu aimes bien que les gens viennent te faire des commentaires, va lui en donner un, c’est la moindre des choses… Ressaisis toi ! » (rire) Donc je me ressaisis et je vais voir Thierry, mais tout ce que j’ai pu dire a été « Merci beaucoup ! » car j’étais vraiment vraiment émue. J’enseigne le cinéma et j’en ai vu des films, des documentaires mais il y a quelque chose dans ce film là qui m’a vraiment bouleversée. Après, dans le bloc suivant, pour la clôture, lui a vu mon film et est donc venu me voir.

Après cette rencontre, Sylvain a tout organisé, moi je suis allée à Paris pour d’autres raisons et je lui ai dit « OK, on va prendre un thé et on va clarifier quelques trucs si tu es d’accord ? » « Oui, oui ! » - « D’abord si j’ai pas de bourse pour payer mon équipe, je ne ferai pas le film. Première condition. Je vais y travailler très fort mais il se peut que ça ne marche pas. Es-tu à l’aise avec ça ? » « Oui. » - « Ensuite si j’ai l’argent, il y aura moi, une coordinatrice de production, Dominic et après d’autres pour le son et la gestion des Datas. On sera une petite équipe, on va te suivre mais je ne sais pas ce que je vais faire, je filme tout et on verra bien ». Il m’a dit oui et après on s’est très peu rencontrés, on s’est juste revus au Plateau où il faisait les ateliers et nous on filmait. Il s’agissait toujours de trouver l’équilibre entre lui qui est maître de ses ateliers, Sylvain Bleau qui est maître de la tournée et moi qui dirige un film, et comment ces trois chefs là naviguent ensemble. Ça s’est somme toute assez bien passé.

As-tu un ratio assez élevé au niveau des rushes ? En as tu beaucoup pour arriver au résultat final ?

Pour Danse avec elles, énormément. On a filmé pendant un an. Habiter le mouvement, beaucoup, mais déjà un peu moins. Parce qu’on a tourné 17 jours et on tournait environ six heures par jour, ce qui fait quand même pas mal d’heures. Après on a tout regardé et ce qu’on a enlevé était moins intéressant. La seule entrevue que j’aie faite – et ça j’y tenais et je continue de le faire pour le projet actuel -, images et sons, c’est pour Joséphine Bacon, parce que je trouvais ça super important qu’elle soit là, d’autant qu’elle ne faisait pas partie des ateliers. Je voulais l’entendre sur la danse et sur son rapport au mouvement et à l’intergénérationnel qui était une des préoccupations. Il fallait que je voie à qui je m’adressais. Tous les autres, ce sont des participants. On le comprend assez vite et au montage je les ai. Par exemple, pour Antoine XXX, on est capables de dire « Ah ça doit être lui ! ». C’est lui qu’on voit tout le temps. J’avais des repères. Sinon, j’aime beaucoup faire confiance à l’intelligence du spectateur, mais je ne veux pas le mépriser ou m’en foutre et ne lui donner aucune clé et «  Tant pis s’il ne comprend pas, moi je fais mes trucs ! ». Moi j’aime me dire qu’il est intelligent, qu’il va comprendre et qu’on peut aller loin ensemble. La seule interview que j’aie faite était donc celle de Joséphine, toutes les autres n’étaient qu’audio et pour Thierry, j’ai même changé sa voix. Je pense que le spectateur comprend.

Ce qui est très beau, c’est qu’au départ, on ne sait pas qui il est au moment où à l’image il danse dans la forêt…

Oui, on ne sait pas encore que c’est lui.

Et on le comprend très vite, rien que par l’intensité, la manière de cadrer aussi qui est différente et on comprend qu’il se passe quelque chose.

Je trouve qu’on comprend son rapport à la vie humaine, quand il danse, sa façon de communiquer ou de dialoguer, son corps qui dialogue avec les corps autour de lui et dans la forêt, il dialogue aussi avec la pluie, avec les branches. Je trouve qu’il y a cette pureté du dialogue et qui ne passe pas par le langage, qui est assez efficace et très touchante chez Thierry.

De ton côté, tu ne leur demandes jamais de faire un mouvement particulier ?

Non dans Danse avec elles, oui dans Habiter le mouvement, parce que je n’avais pas le rôle de chorégraphe. Ensuite, dans d’autres films c’est un peu différent. Dans Vous sentir tous (2019), c’est moi qui donnait un atelier en ligne durant la pandémie au festival de Portland et là c’était chorégraphié. C’était clair : « On va faire ça, on va faire ça, ça et ça... et en suite quand on fait ce mouvement là, on change de meneur ». Il s’agissait d’écouter avec le corps et on devait donc reproduire ou adapter le mouvement qu’on voyait et proposé par quelqu’un d’autre. Et puis quand la personne a fini sa proposition elle fait ça... (elle montre), elle ouvre les bras et quand on voit que tout le monde ouvre les bras, ça change de meneur.

Donc ça, c’était un peu plus chorégraphié, de même qu’Axiomata, beaucoup plus chorégraphié en lien avec chacune des trois lois. Mes deux parents sont physiciens. J’ai étudié plus, je prenais des brunches avec mon père et je lui disais « Réexplique moi ça ! » et là j’essayais de comprendre avec mon corps comment moi je peux montrer l’inertie, la translation… Là j’ai vraiment fait un travail chorégraphique préalable, la base de la chorégraphie, puis j’ai fait trois week-ends d’ateliers où tous les participants venaient. On ne filmait pas puis je leur montrais la chorégraphie et après je chorégraphiais avec eux parce que pour moi, je voulais qu’il y aie une diversité des corps, des mouvements et des prises de parole par la danse. À un moment donné, une dame m’appelle et me dit « Moi je voudrais participer. Je suis dans la communauté LGBTQ, comment va-t-on voir ça dans ton film ? » Alors j’ai dit : « Je ne ferai pas une flèche là, à côté de ton visage, pour y écrire LGBTQ. Je pense que toi tu vas danser avec qui tu es. Quand on va construire la choréghraphie, il y a des moments où je vais vous donner des consignes. Toi, tu vas la recevoir avec qui tu es et ton geste va être qui tu es, LGBTQ, et tout le reste qui définit qui tu es ». C’est comme ça. À un moment donné, je leur dis « Faites un geste exprimant un moment où vous avez senti que vous avez été rejetés » puisque je voulais utiliser ça pour ne pas séparer les corps. C’est un peu un propos contre la discrimination. « Un moment où vous avez été discriminés, où vous avez reçu une parole, un geste, de l’ignorance ou un mépris et comment votre corps y réagit ». Pour moi, ces réactions là, les chutes, représentent ces discriminations dans le film. Après, « comment on peut réparer ou consoler ce que vous avez reçu et comment votre corps a réagi, de quoi il aurait eu besoin plutôt que « ça » ? »

Et c’est avec ces mouvements là que j’ai construit la chorégraphie. J’avais la base et après ça, j’avais des gestes que chacun proposait, Souleimane... Chacun des gestes était associé à une personne et je l’ai construite comme ça. D’une semaine à l’autre, je la retravaillais chez moi et la reproposais. Quand on est arrivés au tournage, c’était donc le tournage le plus scénarisé et le plus préparé. Je savais que l’hiver, c’était l’inertie qu’on allait tourner à tel endroit. Je voulais une scène sur la glace mais qu’on ne voie pas les patins. C’était en pleine pandémie et avec le couvre-feu, donc c’était difficile mais on a réussi. Après, je savais que je voulais être dans les champs de colza, que les gens aient des couleurs différentes et que ça aie l’air plus individuel, et des raccords dans le mouvement pour qu’on soit tous le même corps alors que l’inertie, c’était le groupe, c’était plus chorégraphique. Et je savais que pour le dernier, je voulais - et ça j’en reviens pas - une forêt, un escarpement et une plage qui descend lentement dans l’eau. J’ai écrit ça sur Facebook et une des participantes, Andréane, m’a dit « J’ai ça à mon camping ». on est parties faire du repérage et c’était exactement ça. Je ne savais pas que ça existait. Donc tout était scénarisé de façon précise.

Et même scénographié…

C’est ça, et même pour tous les mouvements qu’on a repris, j’avais un travail préparatoire, un découpage que j’avais écrit et envoyé à Dominic. Il est arrivé sur le plateau en riant. Il disait « Tu sais qu’on n’aura pas le temps de faire tout ça hein ? » « Oui oui mais c’est pas grave... » (rires). Après, Dominique part de ce que j’écris et il rajoute. Il y avait trois caméras et il amène des trucs. « On va faire ça comme ça... ». Je savais que pour certaines scènes, je voulais des drones parce qu’on voit les corps en mouvement, pour dépersonnaliser les corps, nous rendre tous la même chose. Après, tout le monde a amené sa contribution.

Quand tu dis trois caméras, est-ce que Dominic fait de la régie en direct ou c’est un montage postérieur ?

Non, c’est lui qui dit tout d’un coup « Pour cette scène là, je vais prendre ça. » Donc il range sa caméra et là il sort la caméra 3.60. « Ça peut être chouette avec ça ». Elle est sur une espèce de perche et quand on faisait que tout le monde tombe pour parler du poids de la gravité à laquelle on est soumis, je me suis dit « ce serait le fun si le spectateur pouvait s’y soustraire de temps en temps ». Là, il prend la caméra, la tourne, et fait toutes sortes de plans parce qu’il sait qu’après au montage, avec tel logiciel, il va pouvoir faire telle chose. Il se promène donc de telle façon. Moi, je lui explique clairement ce que je veux comme découpage et après lui il m’en donne encore plus parce qu’il sait ce que je veux faire, donc il propose. Moi je suis très partante de dire oui à tout, même au montage. À un moment donné, on épure et on enlève plutôt que de dire « non, je ne suis pas sûre ». Je n’ai pas cette insécurité là. Je suis très redevable et reconnaissante envers tous mes collaborateurs et collaboratrices sur tous mes projets et je pense toujours que l’humain est plus important que le film que je fais. Toujours. Le film, c’est tant mieux, mais ça ne vaut jamais les êtres humains avec qui je travaille. Pour moi, il est super important d’être dans l’accueil et de dire oui. Ça donne des films beaucoup plus riches et intéressants. Moi toute seule, je ne suis pas intéressante.

Tu parlais tout à l’heure de Vous sentir tous. Que t’a apporté ce travail sur l’espace, le confinement ?

Je te disais tout à l’heure que je n’ai pas de formation en danse. En tant que chorégraphe, j’ai un peu parfois le syndrome de l’imposteur, parce que je n’ai pas étudié en danse. Je ne veux pas prétendre quoi que ce soit, mais je le fais. Donc dans ces moments là, je suis chorégraphe. Ils m’ont demandé et ont demandé à tout le monde « Avez-vous des ateliers à proposer ? » et moi j’avais envie d’expérimenter ça. « Waouh, quelle opportunité ! » On vit tous la même chose en ce moment, à Londres, au Québec, à Montréal ou n’importe où aux États-Unis dont provenaient tous ces gens. Donc on a eu l’occasion d’être ensemble et de s’écouter.

On est beaucoup dans un univers où on prend la parole, on fabrique du contenu, on met des trucs sur les réseaux sociaux. C’est super important de parler, d’ailleurs tu as vu comme je suis volubile… Je ne m’exclue pas de ça, mais je me dis que peut-être, écouter, ça peut valoir un peu la peine. L’atelier était construit sur l’écoute et c’était peut-être la première fois où j’ai le plus assumé le fait d’être chorégraphe, de diriger vraiment. J’avais des bouts de chorégraphie et je donnais des consignes et peut-être que ça a permis à Axiomata d’exister, quand j’ai dit, là, il y a quelque chose d’intéressant. Je pense que par la danse on peut arriver à tenir un propos. Vous sentir tous a permis d’oser prendre d’avantage ce rôle, là en plus de la réalisation et le souci c’était d’être à l’écoute. Je penser que c’est ce qui m’intéresse dans l’approche documentaire. Là je travaille sur Le souffle effacé et encore une fois c’est basé sur l’écoute parce que je pense que les gens ont des choses intéressantes à dire mais à travers le bruit du monde, on ne les entend pas toujours. Ce n’est pas toujours intéressant.

Le souffle effacé, c’est le souffle de l’individu dans le bruit du monde ?

Oui, c’est le projet sur lequel je travaille actuellement, le lien entre la prise de parole -le souffle fait référence à la parole – qu’on va prendre dans un territoire donné. Au départ, c’est parce que dans la ville où j’habite, tous les noms sont masculins. La rue machin, le bâtiment truc… rien que des gars. Comme s’il n’y avait que des bâtisseurs dans ma ville qui n’a pas 100 ans et où il y a eu plein de femmes qui ont fait plein de choses. Il y a un seul nom de femme et c’est la Promenade Agnès Dumulon, comme si les femmes se promenaient pendant que les hommes bâtissaient ! Et puis au départ je m’intéressais beaucoup à la parole des femmes, mais en réfléchissant, je me suis dit, tout le monde a une parole effacée. Les garçons, dès qu’ils sont tout petits, on leur dit « Tu pleures pas, toi t’es un homme ». On efface des choses, toutes les communautés LGBTQ2S+, les communautés autochtones, tout le monde a une parole effacée. Même l’homme blanc privilégié de 50 ans hétéro-normatif et patriarcal contre qui on lutte et on en a beaucoup, même lui est le produit de la société et même lui sa parole est effacée en quelque part. J’ai donc élargi ça et c’est donc dans un territoire donné, comment on y prend la parole entre corps.

Je travaille sur la zone scapulaire, qui est une zone de protection et souvent les blocages vont être là. Et mon parti pris, c’est que si des fois il y a des choses que je veux dire ou quelque chose qui me surprend, ça reste pris là, je ne le dis pas consciemment ou inconsciemment. Mon terrain de jeu, c’est de me dire « Est-ce que moi je peux faire le chemin inverse par des mouvements dans la zone scapulaire et créer un espace ou une détente à ce niveau là ? Est-ce que ça va ramener une conscience sur ma propre autocensure et sur la façon dont dans mon territoire, je prends la parole ? ». C’est un gros terrain de jeu que j’ai fait à Caraquet à Montréal, à Rennes et que je vais faire ici ce soir, que je vais refaire à Noranda. Il y a plusieurs volets et mon intérêt – je suis encore en recherche et sans bourse –, c’est de voir s’il y a un lien entre la prise de parole, le territoire et la zone scapulaire. Et étonnamment, jusqu’à maintenant, oui. À ma grande surprise ! Au début, je pensais que mon sujet était tout petit. « On va voir... » Plus je creuse, plus je me dis « Ok, il y a quelque chose à dire là... ». Pour le lien avec le territoire, je trouve ça super de le faire dans différents lieux. À Rennes, en Bretagne, je l’ai fait dans un lycée… (elle baisse la voix) Ils parlent pas fort les gens à Rennes, adultes ou pas ! À la fin, ils parlaient et je regardais mon zoom et ça modulait pas assez fort. Là, je leur ai posé » la question : « Vous devez trouver que je crie tout le temps non ? ». Là ils sont tous partis à rire. J’ai demandé pourquoi . « Ici, c’est comme ça ». Le territoire… À table, les enfants n’avaient pas le droit de parler, l’influence anglaise, la volonté d’être élégant. On ne dit pas tout, on laisse les autres, on écoute… Il y a vraiment un autre rapport qui leur vient du territoire. Alors qu’à Caraquet, ils sont sur le bord du fleuve et il vente.

Ça se trouve où Caraquet ?

En Acadie, au Nouveau Brunswick, sur le bord du fleuve. C’est une communauté d’Acadiens francophones. Il vente tellement qu’il faut parler fort si on veut qu’on nous entende. Mais 30 kilomètres plus loin, dans les terres, il vente pas et les gens parlent moins fort. En tout cas, c’est un bon terrain de jeu. Donc le titre de travail c’est Le souffle effacé, avec différents volets.

Justement… D’où te vient le goût du chapitrage ? Tu parlais tout à l’heure de donner un cadre mais quoi d’autre ?

C’est une super bonne question parce que ça aussi, c’est quelque chose que j’ai vu après. Après Danse avec elles, comme on avait tourné pendant un an, j’avais plein de chutes. J’ai donc fait 3 mouvements de chutes (2016), parce que ça coûte tellement cher de tourner, j’ai du matériel, je vais m’amuser... C’est vraiment un exercice de montage et j’ai donc fait trois petites séquences avec mes chutes d’où le titre. Après il y a eu le sous-titre Un récit en dix chapitres pour Habiter le mouvement. Axiomata, il y a donc les trois lois, c’est comme séquencé. Et pour Le souffle effacé, il y a des volets : le volet Caraquet, Rennes, Florac. Ces territoires là vont devenir les chapitres.

Je pense que c’est pour raconter une histoire avec un langage qui n’est pas narratif, au sens traditionnel du terme. Pour moi, c’est le marqueur de temps, ce sont des marqueurs de cohérence et c’est aussi par respect pour le spectateur. Déjà que le film est un peu niché... Ça commence dans le noir, je fais des bouts en espagnol, d’autres en langue autochtone, en innu car Joséphine Bacon est innue. C’est aussi pour moi, pour savoir ce que je raconte, pour trouver une cohérence et il y a un point A, il y a quand même un récit. Ce n’est pas « Luc va à l’école avec son chien Fido ». Pour moi, ce sont des marqueurs de temps, de relations et de cohérence et ça s’est fait tout seul, excepté dans Danse avec elles où il y a quand même la rentrée, Noël, le spectacle, les vacances d’été, donc un cycle narratif avec plusieurs personnages, mais on suit. C’est aussi parce que j’aime raconter des histoires. Peut-être que je les raconte d’une autre façon parce que c’est la danse qui est un médium, un autre langage, donc je donne ces marqueurs là.

Ce soir, la performance va être filmée ?

Non, car je n’ai pas d’argent. Ça je l’ai fait toute seule. Il y avait dans une galerie à Noranda qui s’appelle Les corps, un appel à projets pour une résidence. C’est là que je me suis dit que j’aimerais faire Le souffle effacé. J’aimerais que ce soit une projection non traditionnelle, j’aimerais projeter sur des corps qui respirent. J’ai fait des tests à Caraquet avec un petit projecteur, un Pico. Les gens étaient habillés en blanc et de dos parce que de face on voit des seins. Tout le monde respire, chaque cage thoracique, on ne va pas détourner les propos du corps… J’ai donc fait des tests comme ça et c’est plus ou moins concluant. À Montréal, à l’espace Tangente, j’ai filmé et puis les danseurs reprenaient au départ la première image, ils reprenaient leur même position. Après, ils bougeaient selon ce qu’ils sentaient, ils pouvaient même partir et venir dans la salle pour voir le truc. C’était intéressant. Mais là, c’étaient des résidences d’une ou trois semaines. Ici, j’ai juste un atelier, à Rennes, aussi je filme et après je ramasse tout ce matériel. Ça va être anonyme. Ce sont toutes des entrevues audio, donc il n’y aura pas de têtes parlantes.

Et mon idée, c’est de superposer des images du territoire à la prise de parole avec un nom fictif, sur la censure. Il y a un de nous qui est professeur de philosophie et qui a beaucoup écrit aussi. J’ai fait une entrevue avec lui sur la censure et l’autocensure et c’est peut-être mon entrevue la plus théorique, qui va servir de fil, qui va servir de cohérence et peut-être de distance par rapport à des témoignages de ce que moi ou un autre avons vécu comme autocensure pour avoir vraiment un propos, mais pas un vox populi, ça ça ne m’intéresse pas. Je veux vraiment essayer de voir comment les gens se répondent et si trois personnes me disent la même chose, je vais peut-être le réécrire et le faire lire par un comédien et puis je vais superposer des images du territoire pour voir comment le territoire influence la prise de parole. C’est mon terrain. Pour la projection, peut-être qu’il y aura de la danse et du mouvement, peut-être pas. Peut-être que je vais refilmer, je ne sais pas. C’est super mais j’ai zéro budget. Donc je guide une partie de l’atelier et à un moment, je sors ma caméra. Je la range et ça devient des entrevues audio. Après ça, je vais partir avec ma caméra et je vais faire des longs plans fixes de Florac. Au montage, ce sera ça. Et si c’est intéressant, alors j’irai demander de l’argent et là j’engagerai des gens pour contribuer à ce projet. Mais pour l’instant j’ai zéro dollar. (rire)

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